A l'époque des guets et des rendez-vous au Mont Orgier

Les ruines du château d'OrgeletSur un éperon rocheux de la Côte de l'Euthe, appelé Mont-Orgier s'élevait à l'époque romaine un castellum, et les vigiles qui l'occupaient surveillaient la route du sel. C'est probablement au même lieu que s'érigera au milieu du XIIIe siècle, le puissant château fort des Comtes de ChaIon, parce que du haut de son donjon, les guetteurs pouvaient facilement détecter le moindre mouvement de troupe, de la montagne à la plaine. Ainsi depuis très longtemps le Mont-Orgier a toujours été un endroit privilégié pour le guet et aussi le havre de sécurité.

Dans les années 1930, bien que le castellum fût détruit depuis de nombreuses années, et que le château féodal n'existait plus que par un pan de mur trapézoïde, l'habitude du guet survécut sur ce chaînon, non pas dans le but louable d'assurer une sécurité mais par passe-temps et aussi voyeurisme.

Et ce sont principalement les adolescents qui fréquentaient ce Mont-Orgier. Leur castellum s'appelait Banc des Cordeliers, une espèce de plate-forme calcaire très étroite dissimulée par une enceinte de buis très épais, qui dominait en corniche d'une cinquantaine de mètres, les jardins en terrasse et qui se relevait à une extrémité comme le dossier d'un fauteuil, cachant complètement celui qui s'y appuyait. De là, sans être vu, on découvre tout. Oh ! Bien évidemment des multitudes de faits et gestes, d'activités sans grand intérêt, le travail d'Orgeletains passionnés dans les jardins en terrasse, le départ d'un groupe de femmes de la rue de la Glacière qui vont cueillir des mûres, ou des noisettes, les combats à l'épée ou à la fronde des gamins à l'assaut du château en ruines, et puis soudain...

Le Mont OrgierUn garçon seul qui grimpe rapidement le petit chemin entre le jardin en jetant de tous les côtés des regards furtifs... C'est l'événement attendu d'autant plus que surgit du sentier qui accède au château une fille jeune aussi inquiète. Et c'est la rencontre discrete, comme si elle était le fruit du hasard, le voyeur a vite fait d'en faire un roman d'amour entre les deux Orgeletains qu'il avait bien sûr identifiés. Et malgré le secret qu'il imposait à ceux qu'ils mettaient au courant de l'idylle. Quant au dénonciateur, il lui restait à découvrir l'endroit où les deux amoureux s'isoleraient, cela demandait des ruses de Sioux très souvent d'ailleurs vouées à l'échec car les amoureux ont plus d'un tour dans leur sac.

D'année en année pourtant, le « Banc des Cordeliers » vit diminuer le nombre des ses fieffés guetteurs car en ville, on décela bien vite l'origine de la divulgation de ces rendez-vous et on prenait l'habitude de s'y rendre en évitant d'emprunter les voies visibles depuis ce promontoire. Ainsi les cabanes dans les premiers jardins en terrasse servirent de refuge. Aucune difficulté pour franchir le petit mur et la maisonnette en planches accueillait les couples d'amoureux aux heures où ne risquait pas d'arriver le propriétaire. Parfois, ils préféraient les cabanes des jardins du chemin des vipères dont ils savaient par des recherches préalables, que la clef de la porte d'entrée étaient dis-simulée dans un trou du mur.

C'était Éden, ces cabanes, pour ceux qui s'y enfermaient, la preuve malgré l'absence du serpent démon perfide tentateur, l'Eve du rendez-vous offrait à son chevalier servant quelques fraises ou, pommes dérobées. Mais les cachettes du Mont Orgier n'abritaient pas seulement des couples. Les débutants fumeurs se cachaient dans de secrètes grottes pour fumer des « parisiennes » à douze sous le paquet, du scaferlati qu'on roulait dans un moule, ou même de la mousse séchée ou des « vouailles » si âcres qu'elles procuraient des nausées. Bien souvent aussi dans un endroit tranquille de grands buissons touffus, solitaire, l'étudiant venait réviser ses leçons et le néo-poète, qui ne l'est pas à seize ans, chantait en alexandrins, les orgies de Bacchus dans les Grandes Danses, à proximité de sa thébaïde ou les folles amours de l'Aragonaise la belle châtelaine orgeletaine du Moyen-Age.

André Jeannin
Article paru dans Le Progrès le 8 avril 2001