Quand les troupeaux traversaient l'agglomération

Par définition, un village est une agglomération où prédomine une activité agricole ; le bourg, une agglomération relativement importante, une espèce de centre commercial en milieu rural. Quel terme convient, jusqu'à la fin de la guerre, pour Orgelet. Ce qui est évident c'est que les agriculteurs-éleveurs étaient très nombreux. Très groupés dans la Grande-Rue où l'on en recensait six : Prabel, Molard, deux Frelin, Cosne et Rémi, ils formaient une espèce d'enclave, un hameau paysan.

Le pont de VauxOn les retrouvait en nombre aussi au Bourg-de-Merlia et les Chevillot, Putin, Vaillant, Blanc, Hugue possédaient en bâtiments les deux tiers du quartier. Trois éleveurs route de Lons, Daloz, Guyot, Cabut et la ferme de ce dernier donnait directement accès dans le champ où pouvaient paître les troupeaux. Et, dispersés dans les autres rues, Richard et Krattinger (rue des Fossés) qui devaient s'intéresser aux horaires du petit train pour fixer la sortie et le retour de leur cheptel ; disséminés : Blanc au Faubourg ; encore un autre Blanc à la Ruelle, Lacroix (place de l'Ancien-Collège), Daloz rue des Boucheries, Bouchard à la Tisserie, Thorembey aux Tanneries... et puis aux hameaux de Merlia et de Vampornay au moins six ou sept exploitants agricoles.

Evidemment, ces exploitations n'avaient pas toutes la même importance et l'étendue et la profondeur de la ferme, la façade aussi avec les immenses portes en voûte des granges, les grandes ouvertures à l'étage pour décharger à la fourche, le foin, ne ressemblaient pas à l'étable miniature où logeait une seule vache qui permettait quelques ressources supplémentaires, une vache qui partageait l'intimité de la famille, qu'on cajolait, qu'on guidait au licol le long des routes pour qu'elle puisse paître la bonne herbe, ruminer à son aise et donner un lait crémeux qu'on portait au « chalet » après en avoir fait goûter une bolée à toute la famille.

Troupeau sur le Mont OrgierParfois, quand l'éleveur ne possédait que quelques laitières, que le foin rentré était en petite quantité, on voyait très tôt le matin ou au crépuscule, un homme déjà âgé, voûté et ridé, tirer avec peine une petite charrette remplie d'herbe fraîche qu'il placerait dans les rateliers de son étable. Il y avait aussi ceux qui, pendant les étés torrides, recherchaient le moindre lopin où végétaient quelques folles herbes et qui n'hésitaient pas à conduire leur troupeau sur la pente du mont Orgier où les vaches aspiraient la moindre touffe dissimulée entre les blocs calcaires, la disputant aux moutons plus habiles qu'elles pour escalader les rochers. Le plus souvent, les troupeaux importants pâturaient dans les prés entourés de fils de fer barbelé. L'herbe était abondante et les bovins jamais repus, ne relevaient la tête que pour chasser les mouches et les taons qui les importunaient.

Nombreux aussi les troupeaux qui montaient comme s'ils allaient en transhumance sur le plateau du Mont. Là, pas de clôture, aussi les herbivores étaient sur la double surveillance du chien qui ramenait ceux qui avaient des idées d'évasion et du jeune berger « réquisitionné » et absent de l'école jusqu'à la Toussaint. C'était sur ces parcours que, les jeudis, les écoliers en vacances venaient retrouver leur copain berger pour se gaver des pommes de terre extraites d'un champ à proximité et cuites, rissolées presque sur les braises. Qu'elles étaient délicieuses ces pommes de terre de la maraude !

Pour parvenir dans ces pâturages, les troupeaux empruntaient les rues du bourg, en peloton serré en tête duquel se plaçait toujours une « meneuse » toujours la même, la doyenne peut-être qui dodelinait de la tête comme si elle était atteinte d'une maladie nerveuse, ce qui faisait tintinnabuler la clarine qu'elle portait au cou. Ce troupeau avait priorité, les automobilistes, peu nombreux il est vrai, attendaient en admirant chez les laitières les pis bien gonflés mais pas difformes, les longues cornes, les taches rousses sur leurs robes. Et tant pis si les bouses, « les chougnes », comme on disait ponctuaient leur passage, salissant les rues, exhalant des odeurs nauséabondes, la vision des vaches lappant l'eau des trois bassins de la ville avec cette mousse neigeuse suspendue aux babines et le claquement de pompe aspirante de la langue passionnait les amateurs de tableaux agrestes.

ANDRÉ JEANNIN
Article paru dans Le Progrès le 15 mars 1998