Dans les années 1930, chez le pharmacien et le photographe

Dans les années 1930, les patients qui avaient consulté les docteurs Gauthier, puis Lupanof son successeur, et Parnet «le médecin des pauvres» comme on l'appelait, pouvaient s'approvisionner en médicaments mentionnés sur l'ordonnance à la pharmacie d'Orgelet.

La pharmacie d'Orgelet dans les années 1930Elle n'était plus située rue de la République mais rue de l'Église où elle se trouve encore M. Rodde, le pharmacien de première classe, un petit homme boitillant qu'on apercevait à peine derrière sa «banque», était toujours disponible, aidé par une de ses filles, prototype même de celle condamnée à ne jamais trouver d'époux.

Cette pharmacie occupait le rez de chaussée d'une importante maison bourgeoise aux fenêtres des appartements s'ouvrant sur trois étroits balconnets ceints d'une grille en fer forgé. Deux portes en arceau perçaient la façade, l'une constamment fermée par de grands volets noirs, l'autre précédée d'une rampe d'escaliers en pierre, surmontée d'une enseigne en lettres d'or sur panneau noir, donnait accès au magasin à devanture classique de l'époque. En vitrine, étaient exposées des boîtes factices, des bouteilles de sirop fabriqué par le pharmacien lui-même, des affiches publicitaires vantant les mérites d'un remède miracle.

En entrant dans l'office, ce qui surprenait d'abord, c'étaient les multiples casiers, les placards bas, les tiroirs de toutes dimensions qui recélaient les médicaments, les étagères sur lesquelles trônaient des bocaux remplis de liquides ou de poudres étranges. Les regards inspectaient ensuite la moderne pour l'époque et superbe machine à calculer, or et noire, sur les claviers de laquelle, pianotaient l'index et le majeur du pharmacien, puis toute la main s'activait pour actionner une manivelle qui faisait surgir, à travers un rectangle vitré le prix à payer.

Aussitôt M. Rodde ou son successeur M. Malarbet qui vint s'installer à Orgelet le 1er janvier 1936 ouvrait un énorme registre à forte couverture cartonnée et sur une page il inscrivait le nom des médicaments prescrits. Pendant ce temps, les autres clients, assis sur un banc en bois regardaient un meuble, l'originale balance à plateaux fixés au fléau par de longues chaînes ou humaient les odeurs indéfinissables qui s'échappaient de la pièce voisine, antre de Méphistophéles, où bouillonnaient d'apaisants sirops contre la toux et la constipation, ou filtrées, mélangées avec des corps gras procuraient des pommades contre les brûlures et les cors...

Ce n'était pas un durillon qui faisait boiter bas le seul photographe local, Paul Clement. Il était né avec une jambe plus courte que l'autre et il se déplaçait par petits bonds, en s'appuyant sur des béquilles en bois. Il était un photographe sans magasin et sans enseigne, logé dans deux pièces au-dessus du magasin de confection Futin, sans renommée non plus, contrairement à son illustre prédécesseur Tournier à qui l'on doit toutes les cartes postales d'autrefois si précieuses.

Il développait les pellicules qu'on lui apportait, peu souvent, car on prenait rarement des photos à l'époque. Dans son cabinet obscur, parsemé des lueurs sanglantes d'une minuscule lampe rouge, il devenait le magicien en blouse blanche qui allait réussir après plusieurs opérations à fixer une image sur le papier glacé, une photo, qu'il enserrait entre les pages d'un des nombreux dictionnaires utilisés par le cruciverbiste qu'il était.

Pourvoyeur en photos d'identité, il se déplaçait parfois pour prendre un cliché d'une noce. Quand il arrivait devant l'église en sautillant, son lourd appareil à plaque enfoui dans un grand sac porté en bandoulière, il devenait metteur en scène, plaçant les acteurs, mesurant leur distance à l'objectif en n'utilisant pas le système métrique, mais la numérotation «béquilles» se cachant la tête sous un voile noir pour mieux voir, réclamait l'immobilité appuyait sur le déclencheur qui avait la forme d'une poire... et recommençait l'opération parce que quelqu'un avait bougé.

Mais les photos en camaïeu marron étaient réussies et elles sont présentes de nos jours dans l'album familial.

André Jeannin
Article paru dans Le Progrès le 4 février 1994