Au temps des emplettes de proximité

Dans les années 1930, au point de vue commerce d'alimentation, Orgelet vit en autarcie. Les habitants font leurs emplettes dans les magasins de la cité, nombreux, en majorité situés de la place au Vin à la Grand'Rue. On n'a pas encore pris l'habitude de descendre à Lons « faire ses courses », faute de moyens de locomotion d'abord, et puis parce que les grands ensembles ne tentent pas ; on leur préfère l'intimité locale, le sourire de la commerçante, les papotages avec les connaissances.

Les docks francs-comtois à OrgeletEt puis les salaires modestes, l'absence de frigo ne permettent pas de multiplier les achats si l'on a besoin d'une boîte de sardines à 18 sous on aurait refusé, à l'époque, d'être obligé d'en acheter quatre. Alors sa boîte de sardines on la trouvera chez les épiciers de la ville, deux ensembles plus importants d'abord, situés l'un en face de l'autre, rue du Commerce, l'Economique aux immenses vitrines et à la façade peinte en un vert bouteille sur laquelle siège en grandes lettres l'identité de ce magasin, et les Docks francs-comtois d'apparence plus modestes, avec une devanture exigue.

La porte vitrée carillonne quand entre le client qui n'a pas le temps de jeter un coup d'oeil sur les marchandises rangées sur des étagères, séquestrées derrière une immense banque, avant que ne surgissent du fond, venant d'une autre pièce à porte vitrée les gérants, M. Perciot père aux longues moustaches blanches ou M. Monange en grande blouse d'écolier ou leurs dames, expertes, convaincantes et rapides dans leurs calculs griffonnés au crayon sur une feuille.

Dans ces magasins le client trouve tout ce dont il a besoin aussi bien les produits de consommation que les articles de toilette, de merceries, de librairie. Après s'être acquitté de son dû, il recevra des timbres, primes qu'il collera précieusement sur des feuilles qui lui permettront d'obtenir gratuitement le cadeau présenté par un catalogue. Mais ces deux magasins n'étaient pas les seules épiceries locales il y en avait beaucoup d'autres, celle de la Marguerite au faubourg dont le rangement impeccable des produits révélait la maniaquerie de la vieille fille, celle de la Julie place Marnix, grande comme trois guérites mises à bout, riche en produits de qualité inaccessibles aux clients, celle de là Charlotte où les acheteurs avaient le temps d'inspecter toutes les marques et les prix avant que n'arrive la propriétaire en son châle noir, essouflée d'avoir fait l'ascension de plusieurs rampes d'escalier, celle de l'Alice, désopilant capharnaum où le sucre en poudre sympathisait avec le savon, celle enfin de la petite Elise où les produits de première urgence - sucre, café, sel - stagnaient sur des étagères basses pour que la doyenne des commerçantes ne soit pas contrainte de « s'aguiller » sur un tabouret pour les saisir.

La boucherie Verguet à OrgeletAux environs de 1934 vinrent s'installer route de Lons, les Docks lyonnais qui attirèrent la clientèle par le bon marché et la qualité de leurs produits. Pouvant choisir leurs épiceries, les Orgeletains pouvaient le faire aussi pour les boucheries au nombre de quatre : Sorlin au faubourg Grillot, rue du Commerce, Fléchon puis Verguet place Saint-Louis, Gauthier puis Jeannin rue de la République. Les magasins se ressemblaient tous avec une salle exigue au sol carrelé, avec une grande banque supportant un énorme «plot» sur lequel on coupait la viande avec l'assortiment des couteaux aiguisés, des haches et des scies et la ribambelle de cro-chets auxquels étaient suspendus saucisses et saucissons. Le magasin communiquait par une étroite porte vitrée avec la cuisine et la devanture était simple, les vitrines inexistantes... Pas de banques frigorifiques, on protégeait la viande des mouches au moyen de toile métallique...

Heureusement à cette époque apparurent les grands meubles réfrigérateurs aux portes aussi lourdes que celles des prisons. A l'intérieur étaient suspendus tous les quartiers des bêtes sacrifiées que la bouchère - c'était généralement elle qui servait les clients, le boucher ayant plutôt la mission d'acheter les animaux à l'éleveur et de les tuer à l'abattoir municipal - devait se transformer en fort des Halles pour dépendre les quartiers, les transporter sur le plot, tailler quelques tranches, fendre ou scier les os et rependre la pièce au crochet du frigo... Pas d'exposition de charcuterie, d'ailleurs on ne pouvait se procurer que du jambon, du pâté de foie, de la tête roulée ; un jour par semaine du boudin et les dimanche de fête le pâté en croûte sur commande. N'empêche que la saucisse Sorlin, le pâté en croûte Verguet, le boudin Grillot et les boulettes à la viande Gauthier étaient réputés à des lieues à la ronde.

André Jeannin
Article paru dans Le Progrès le 14 janvier 1996