Les Noëls d'autrefois

Orgelet sous la neige« Noël sans neige ce n'est pas Noél » se lamentent les habitants d'Orgelet, qui ont vécu les hivers de la première moitié du siècle. Ils souhaitent que, comme autrefois, les saisons « se fassent », que l'hiver soit enneigé et froid, que le printemps arrive en même temps que les tendres feuilles chiffonnées, que l'été éclabousse de soleil, que l'automne hurle dans les bourrasques.

Jadis, décembre et Noël se manifestaient par la valse continuelle des gros flocons, les rues obstruées par des couches impressionnantes, par la bise glaciale qui jetait aux visages des poignées de cristaux corrosifs qui essayaient de traverser les laineux passe-montagne et les grosses mitaines ; c'était aussi le sempiternel et agaçant grincement des pelles débarrassant les pas de porte pour permettre une confluence avec le chemin étroit qui desservait la ville.

Orgelet sous la neigeLa neige, devenue névé sous les aiguilles du gel et les griffes de la bise, était souvent recouverte de « poussec », résidu du tan utilisé dans les tanneries locales et qui fardait de marron la blancheur des couches ; on utilisait aussi ces écorces pour protéger du gel les bassins des fontaines, précautions inutiles en 1939 puisque les blocs de pierre éclatèrent...

Noël était déjà à cette époque une fête religieuse avec sa traditionnelle messe de minuit, mais aussi une fête familiale qui se marquait par un repas plus riche que d'habitude, mais qui était loin de rivaliser avec ceux d'aujourd'hui... On tuait le lapin qui mijotait avec des légumes du jardin et bien souvent, il était accompagné d'une spécialité nationale, ainsi les Italiens débitaient en tranches la polente qu'ils avaient précédemment versée chaude sur une planchette. La bûche, assez rare, privilège des familles aisées, était de « confection maison », mais les desserts principaux étaient constitués par les fruits, peu d'oranges, davantage de pommes tirées du verger, des noix en quantité gaulées en septembre et séchées sur des claies.

Apprentissage de la luge par les enfants d'Orgelet dans les années 1930Noël, c'était pour les écoliers une semaine de vacances et ils étaient satisfaits de la présence de la neige qui encerclait la ville, car dans les années 30, les quartiers périphériques n'étant pas encore construits, la neige assiégeait les dernières maisons et le désert blanc paraissait immense. Aussi, ils en profitaient et ils n'avaient pas froid quand ils bombardaient les filles de boules de neige, quand ils édifiaient un énorme bonhomme, quand ils s'étendaient dans la poudreuse pour dessiner leur portrait. Leurs visages étaient écarlates quand, chevauchant leurs lourdes luges-bolides, ils dégringolaient la pente verglacée du château et traversaient comme une fusée la place au Vin, se moquant des menaces du père Gamahut, le garde-champêtre.

Parfois ils préféraient la Côte à Pampin, au bas du pont de Vaux, parce que personne ne pouvait jauger leur témérité et pourtant un geste maladroit, une bosse née soudainement comme un volcan les précipitaient dans l'eau glacée du ruisseau. Les lugeurs n'étaient pas gênés par les skieurs très rares en ce temps là. Les cinq ou six qui chaussaient des skis longs, larges, lourds, dotés de fermetures à courroies de cuir peu fonctionnelles et dangereuses, s'en allaient glisser, solitaires, sur des espaces vierges.

Noël, c'était enfin l'espoir des cadeaux, les souliers dans la cheminée et la découverte au réveil de deux ou trois oranges et papillotes. La plupart des familles n'étaient pas riches ; pourtant un jouet-mécano, cueilleur de pommes pour les garçons, poupée ou ménagère pour les filles, faisait la joie d'un écolier privilégié... et des gosses du quartier qui pre-naient son appartement pour une salle de récréation.

Noël, c'était une fête mais une fête sans sapins cloutés de lueurs multicolores, sans illuminations brûlant l'obscurité des rues sans devantures de magasins aux décors lumineux esthétiques... et pourtant les Orgeletains l'attendaient avec impatience.

André Jeannin
Article paru dans Le Progrès le 24 décembre 1995