Un petit tour à l'abattoir

Boucherie Gauthier à OrgeletDans les années 1930, il existait trois boucheries à Orgelet ; celle du père Gauthier au bas de la rue de la République, dont l'enseigne a disparu depuis peu, renommée pour ses boulettes qui embaumaient le quartier le vendredi ; celle située place Saint-Louis avec le « Titi », réputée pour ses pâtés en croûte et celle sise au Faubourg, où officiait la famille Sorlin, spécialiste de la saucisse.

Au milieu de la Grande-Rue, près de la gendarmerie, une ancienne boucherie, fermée depuis pas mal d'années déjà, avait conservé au-dessus de la porte d'entrée, une garniture métallique sur laquelle étaient plantées une tête de boeuf, une de veau, une de mouton en fer blanc qui intriguaient les écoliers. Toutes les boucheries possédaient un abattoir personnel, où, la nuit, pendant la période de l'occupation et des restrictions, étaient abattus clandestinement veaux, cochons et moutons pour la grande satisfaction des habitants, qui voyaient augmenter leur portion congrue de viande.

Présentation du boeuf de Pâques par la boucherie Verguet, sur la palce de l'hôtel de Ville à OrgeletBien sûr, les bouchers risquaient dénoncations et contrôles, mais pris et amendables, ils restaient tout de même propriétaires de leur fonds, contrairement au XVIII' siècle où le droit de boucherie était amodié chaque année au plus offrant.

L'amodiateur recrutait alors les bouchers nécessaires pour que le public ait à sa disposition une quantité suffisante de viande de boeuf, vache, veau et mouton, taxée par la ville qui exigeait, sous peine d'amende que le prix fut respecté. Plus tard, on a laissé aux bouchers toute liberté dans leur commerce, mais l'obligation d'abattre les bêtes dans un abattoir municipal, appelé « tuerie » était un moyen de contrôler le nombre d'animaux tués et la qualité de la viande.

Cet abattoir était situé place de la Grenette, à l'emplacement actuel de l'ancienne caserne de pompiers. On y accédait par une dizaine de mètres et une rue très pentue qui se cassait sur une porte basse à deux battants, avec deux minuscules fenêtres qui n'accordaient qu'une lueur parcimonieuse aux salles intérieures, trois l'une au bout de l'autre qui semblaient attirées comme une plante verte par une lumière plus généreuse venue d'une fenêtre tout au fond et cascadaient pour l'atteindre. Elles étaient pavées de gros carrés de pierres bossues, mal joints et inégaux, constamment mouillés par les torrents d'eau qu'expédiaient les bouchers pour amener par une rigole centrale, le sang et les déchets jusqu'à un canal à l'ouverture grillée. Au plafond, pendaient toutes sortes d'instruments barbares, chaînes, crochets, cordes, poulies et l'on se serrait cru dans une salle de torture au moment de l'inquisition.

Abattage d'un boeuf à l'abattoir d'OrgeletLes enfants n'avaient pas le droit de pénétrer dans l'antre des démons. Alors, quand la porte était restée entrouverte, ils découvraient les mystères de l'abattoir, d'abord les bruits, cacophonie de grognements, de beuglements, de bêlements, de cris coléreux d'hommes, qu'ils voyaient parfois à travers une éclaircie de la buée, en tablier blanc, effectuer une danse du scalp, le tomahank remplacé par un couteau, autour d'une carcasse de boeuf pendue et écartelée. Et puis, ils étaient témoins sans comprendre des sévices infligés aux animaux morts, au veau qu'on gonflait à la limite de l'éclatement ; porc qu'on plongeait dans l'eau bouillante et qui ressortait imberbe comme un visage fraîchement rasé. Ces images violentes donnaient la nausée aux jeunes enfants curieux, qui s'enfuyaient en jurant de ne jamais revenir et refusaient de manger la viande de cabri ou de mouton qu'ils avaient vu égorger par le boucher.

André JEANNIN
Article paru dans Le Progrès le 27 novembre 1994