Au temps du « service »

Les lois Jules Ferry de 1881-82 sous la présidence de la République du jurassien Jules Grévy ont instauré l'obligation, la gratuité et la laïcité de l'école publique pour les enfants de 6 à 13 ans. Ce serait un leurre de croire que cinquante ans après tous les enfants de cet âge fréquentaient assidûment l'école.

Ce n'est qu'en 1932 qu'ont été créées les allocations familiales pour les salariés et en 1938 pour les agriculteurs-exploitants, allocations qui aidaient pécuniairement les familles nombreuses. Or, à cette époque, à Orgelet, avoir 8, 9, 10 enfants n'était pas rare et quand le père ne disposait que d'un faible salaire de tanneur ou de tourneur sur bois ou de maigres revenus d'une ferme (la mère restant au foyer) il fallait bien se débrouiller pour faire vivre ce petit monde.

Alors, au lieu de tenter de les perdre dans la forêt comme dans le conte du Petit Poucet, on envoyait les gosses « au service » c'est-à-dire qu'on les plaçait dans une ferme d'un village voisin. Les garçons, à partir de 8 ans, les filles à peine plus âgées quittaient donc l'école milieu mars — avant Pâques — pour gagner l'exploitation agricole bien souvent d'un couple sans enfants et ils y restaient jusqu'à la Toussaint.

Ainsi, pendant plus de six mois, malgré l'obligation scolaire, le jeune domestique ne fréquentait pas l'école. Cette coutume du « service » était tellement passée dans les moeurs que la répression était inexistante ; on se demande d'ailleurs bien comment elle aurait pu s'exercer. L'enfant « placé » n'était-il déjà pas suffisamment puni de voir son désir et sa faculté d'apprendre contrariés par son absence de l'école...

Sa principale occupation était de garder le troupeau. Les animaux à cette époque paissaient dans les prés sans clôture — les parcs n'existaient pas — ou sur les parcours « les communaux ». Il intervenait aussitôt quand une vache vagabonde jouait à cache-cache avec lui, derrière les buissons des parcours, pour « faire la belle ». Quand gourmande, elle tâchait de s'empiffrer de belles luzernes vertes au risque de « gonfler » et de succomber malgré les ponctions du trocart, quand, maraudeuse, elle tentait de brouter l'herbe plus haute du champ voisin, se fichant de l'altercation qu'elle allait provoquer entre deux hommes du village. Surveillance était donc synonyme de responsabilité, mais aussi de collaboration avec l'inévitable chien berger, espèce de garde-chiourme qui n'avait aucune indulgence pour la vache coupable et qui la ramenait au bon endroit avec force jappements et quelques coups de crocs.

Parfois, le jeune garçon et la jeune fille accomplissaient d'autres travaux : ramasser les « chougnes », nettoyer l'écurie, brouetter le fumier, couper le petit bois ; les filles épluchaient les légumes, balayaient la cuisine, essuyaient la vaisselle. Les jeunes domestiques n'étaient pas des esclaves et leurs patrons étaient rarement des « Ténardier ». La plupart des bergers revenant plusieurs années dans la même ferme étaient considérés comme des enfants de la famille. Le bonheur du jeune berger était de vivre au grand air, en pleine nature...

Délicieuses étaient les pommes de terre « empruntées » dans un champ voisin en ayant bien soin de replanter la tige, tubercules que l'on faisait rissoler au feu de bois avec les « raux » des maïs subtilisés à leurs plants. Et puis le plaisir de se sentir coupable et pas pris, quand derrière un buisson on fumait les cigarettes à la barbe de maïs et les « vuailles » espèces de lianes creuses à l'âcreté du cigare, ou bien qu'on taquinait bien innocemment la petite bergère sa copine...

Formidable aussi cette attente immobile, fronde en main, pour expédier le caillou sur l'imprudent lézard venu se chauffer au soleil. Et quand il faisait trop chaud, que les vaches étourdies, le pis gonflé somnolait à l'ombre, le petit berger se décidait parfois à lire un roman d'aventure et à rêver que le cultivateur-éleveur qui l'occupait, satisfait de ses services lui donnerait comme salaire davantage que 100 francs et deux paires de sabots

André JEANNIN
Article paru dans "Le Progrès" le 28 mars 1993