Le jeu de cartes passionne toujours les Orgeletains mais à cause de la télévision qui enferme chacun dans un ghetto familial à lueur bleutée, on joue moins qu'autrefois. Elles ne disparaîtront pourtant jamais ces cartes, puisque, paraît-il, nées en Chine, elles auraient été introduites en Occident par des voyageurs, comme me Marco Polo au retour de leur ; périple et c'est déjà vers la fin du XVe siècle que la France adopte la série trèfle, coeur, carreau et pique.
Dans les années 30, en hiver, dès l'arrivée de la nuit et de la neige précoces, commençaient les longues veillées dans une pièce où ronronnait le bois incandescent dans le petit fourneau. Les voisins ou les amis étaient venus et groupés autour de la table sur laquelle un vieux journal ou un « linge » servait de tapis, des quadrettes se formaient pour jouer aux cartes et plus spécialement à la manille où les dix et les as nommés manillons étaient les cartes maîtresses. Ce jeu était accessible à tous et les femmes silencieuses et les enfants coléreux étaient toujours tenus pour responsables de l'échec. Alors, quand l'atmosphère annonçait l'orage, quelques châtaignes bien dorées et un verre de « bourru » ramenaient le calme.
A cette époque aussi, on jouait très souvent à la « bête », un genre complètement disparu de nos jours. Pourquoi ce nom de « bête », parce que cette distraction ne demandait ni intelligence, ni réflexion ce que contestaient évidement ceux qui avaient au moins l'âge des sénateurs et qui se retrouvaient les fins d'après-midi chez la Cécile au café de Paris pour taper le carton. Et ces doctes personnes François l'agriculteur, les «pères» André l'huissier, Sarrand le marchand de bois, Manu le retraité une quadrette aussi célèbre à Orgelet que celle des beloteurs de Pagnol traquaient pendant des heures les fameux « matas » jusqu'à ce que Mme Cécile annonce la cuisson réussie d'une belle saucisse alors que la faim, si elle fait sortir le loup du bois était la seule capable d'interrompre la partie, une partie intéressée car ces messieurs ne jouaient pas avec des pions, ni pour des haricots.
La belote que pratiquaient beaucoup d'Orgeletains permettait, ce qui était impossible à bête, les impasses, c'est-à-dire le traquenards. Ce fut d'abord la belote familiale « la tourne » comme on disait. On jouait classique prudent ne s'aventurant à prendre que si le jeu était bardé d'atouts, d'as ou bien téméraire, avec presque rien, en comptant sur relève et sur les cartes de son partenaire. Trop simple, cette belotte devint « vache », c'était celle de pervers qui faisaient de l'obstruction pour jouir du défi de celui qu'était obligé de désigner l'atout qui n'avait que des carte blanches. Et puis, apparut la belote quinchée qui demandait plus de science, de calcul, la belote bridgée peu jouée. On jouait à la belote surtout aux cafés Midol, Perrier, Maurin tous les jours et l'hôtel de la Valouse où étaient organisés assez souvent de concours. La belote était aussi source d'histoires cocasses. On certifiait par exemple qu'une ancienne gérante de l'hôtel de Paris avait été mise « capot » alors qu'elle avait étalé un carré de valets.
On jouait aussi au bridge, mais à cette époque le bridge était au cartes ce qu'était le tennis pour le sport, le privilège de certains intellectuels et de nantis des professions libérales et de la bourgeoisie. A Orgelet, une dizaine de personnes, tasse de thé devait elles, étaient capables de pratiquer ce jeu n'essayant nullement d'ailleurs de rechercher d'autre bridgeurs.
Le tarot, à cette époque, n'était pas encore le jeu favori des Orgéletains, il le deviendra après la seconde guerre mondiale. Alors comme pour la « bête » se constitueront des quatuors légendaire soit chez « Joseph » où ils se retrouveront tous les après-midi, calculateurs et tacticiens doués préférant faire perdre le « pousseur » que d'encaisser la mise, soit à Valouse où s'est créée une académie du tarot dont les membes n'admettent pas la moindre erreur et l'obstruction, soit parfois le soir pour une veillée au cours de laquelle se multiplient les fautes à cause de l'épaisse fumée de cigarettes qui obscurcit la pièce... et les cerveaux.
André Jeannin
Article paru dans le Progrès