A l'époque où les sportifs manquaient de médias
De nos jours, la télévision propose des reportages sportifs qui passionnent des millions d'auditeurs et si l'on veut mieux goûter l'ambiance d'un grand match, rien, même pas la distance, empêche de gagner la ville où il a lieu. Dans les années 20 et 30, à Orgelet, on ne pratiquait ou ne s'intéressait qu'à deux activités sportives : le football et la course cycliste et encore cette dernière s'étiolait parce que l'association locale n'avait pas réagi après la disparition de quelques uns de ses dirigeants et de ses champions victimes de la guerre 14-18.
Donc le football était la seule activité pratiquée uniquement par une trentaine de seniors, car personne au club ne s'occupait des « jeunes ». Pas de télévision non plus pour les renseigner sur les règles footballistiques. Ils étaient contraints d'écouter les matchs à la T.S.F. (comme on disait à cette époque) ; or n'en possédaient que quelques privilégiés qui ne s'embarrassaient pas de novices pendant les retransmissions, à l'exception du buraliste Jean David et du coiffeur de la route de Lons, André Bondier, qui les recevait dans la pièce au dessus du salon où il officiait, ayant pris la précaution pour entendre de monter le son de l'appareil. On sortait de chez lui à moitié sourd, mais qu'importait puisqu'on avait retenu quelques noms des gloires de l'époque : Nicolas Courtois, Di-Lorto. Et soixante ans après, on se souvient encore du reportage de cette rencontre où la France avait tenu en échec 0 à 0 l'Italie championne du monde. Ces vedettes, il était quasi impossible de connaître leur visage à moins d'acheter l'Auto, un journal aux pages jaunes, peu illustré, qui n'existait qu'en rares spécimens dans le petit magasin de la presse, ou de lire le Miroir des Sports, bardé de photos vertes ou marrons que recevait par la poste un camarade. Parfois on pouvait acheter chez la « Clowne » ou chez la « Charlotte » un caramel garni de la photo poisseuse d'un des grands champions du moment qu'on collait précautionneusement dans un cahier ouvert très souvent pour bien se mettre en mémoire le visage de la vedette.
Le Tour de France cycliste attirait aussi les jeunes de l'époque chez les deux mêmes possesseurs de poste. Ils suivaient avec passion les reportages de Georges Briquet, qui avec sa voix de stentor, vibrante d'émotion, avec des éclats d'idolâtrie, encensait les champions, le coeur tapant au rythme de leurs pédales. Et surgissaient tout à coup, magnifiques, presque irréels, les Speicher, Ledocq, Magne, Vietto et bien d'autres encore, des noms soudain illustres qu'emprunteraient les jeunes Orgeletains quand ils faisaient aussi la course, faisant rouler « un cercle » en le frappant avec une baguette. Et puis établir le classement général des coureurs après chaque arrivée d'étape était le moyen idéal pour effectuer les opérations de nombres complexes qui n'appartenaient pas au système métrique.
Pendant la seconde Guerre mondiale, le nombre de familles orgeletaines qui disposaient d'un poste de T.S.F. augmente beaucoup, d'abord pour suivre les événements militaires, pleurnicher à la voix chevrotante du Maréchal, ou écouter, tous les volets fermés, l'oreille contre le poste Londres. Alors les jeunes à cette époque et dans les premières années qui ont suivi la victoire, privés de réunions pendant l'occupation, ont pris l'habitude de se grouper pour suivre les reportages sportifs, en particulier dans les deux pièces qu'occupait tout en haut du bâtiment de l'école, côté cour, un de leurs camarades.
En 1948, la nuit où Cerdan affrontait pour le titre mondial Tony Zale en Amérique, à trois heures du matin, le tintamarre de la sonnerie du réveil placé dans une assiette garnie de pièces qui vibraient en avait réveillé plusieurs qui s'étaient retrouvés dans le logement habituel, tout près du poste. Ils retinrent leur souffle quand l'Américain touchait, applaudirent quand le crochet du Français passait à travers la garde de son adversaire, participèrent aux cacophonies des hurlements quand s'abattit pour le compte Tony Zale.
Un reportage sportif écouté en groupe à cette époque, c'était autre chose encore que de suivre, même avec l'image, une retransmission de match... La preuve, le désir de se grouper pour assister à la finale du Mondial.
André Jeannin
Article paru dans "Le Progrès"