Dans les années 1930, en parcourant des petites rues actives
Il est des rues qui sillonnent le vieil Orgelet moins fréquentées que les artères commerciales ou qui ne se trouvent pas être ou plus être des voies de passage et qu'on ignore. Ce n'était pas le cas dans les années 1930, où elles étaient animées et connues.
En premier lieu la rue de l'Abbé Clément cet ecclésiastique mort en 1939, amoureux d'Orgelet et qui chaque mois sur le petit Echo paroissial, apprenait aux habitants, l'histoire de leur cité. Ses écrits sont des documents précieux d'une époque dont il n'existe plus aucun témoin oculaire...
Mais tous les Orgeletains connaissent-ils cette rue ? Cela serait étonnant ! Elle ressemble plutôt à une allée bordée d'un côté par une rangée de marronniers assaillis au printemps et en automne par les écoliers qui l'empruntaient pour gagner leurs classes dans les bâtiments de l'ancien couvert des Bernadines. Elle bute de l'autre côté sur de grands murs percés de superbes grilles en fer forgé qui aèrent des jardinets de quelques ares qui viennent s'appuyer sur les façades esthétiques de maisons bourgeoises dans lesquelles on pénètre en faisant l'ascension de grands escaliers de pierre qui se cassent sur une terrasse au toit de vigne-vierge ou de glycine.
Cette rue prolonge la promenade des Petits-Arbres et s'engouffre sous le portail médiéval. Elle est dominée par la puissante architecture gothique de l'église dont cette façade était quelque peu délaissée. En bordure de la route et non pas en recul des jardins, une haute maison dont les vestiges d'une ancienne enseigne laissent apparaître : «bois-charbon» fut la demeure de M. Girard, propriétaire d'une scierie et chef de la fanfare municipale pendant de longues années.
En arpentant cette rue de l'Abbé Clément, on franchit le portail et on débouche au bourg de Merlia, un des quartiers les plus populaires de la ville ; mais à son extrémité, derrière la Grenette en contrebas, sont à cropetons deux ou trois maisons qui accèdent par derrière sur le boulevard des Remparts. Coquettes maisons d'habitation qui n'ont pas donné de nom particulier à un mini-quartier mais dont de nombreux détails évoquent leur ancienne activité.
Dans la première, ronronnait un tour et l'ouvrier poudré de sciure, fardé de poussière façonnait «bibis» et bobines. A côté une ferme modèle pour l'époque avec ses bruits, le tintement métallique de la faux qu'aiguise le Ferdinand jusqu'au heurt cacophonique des bidons et des bouilles au moment de la traite, sans oublier les vociférations des porcs affamés, les bramements stupides des bovins qui tirent sur des chaînes qui grincent, avec ses odeurs aussi, saumâtres du purin, acidulées des foins, piquantes de la chaux aux murs.
Ces bruits typiques de la ferme, on ne les perçoit plus, quant à côté, dans un antre, où l'obscurité se tache du sang des flammes, l'enclume résonne avec écho sous les coups de marteau du forgeron, un colosse aussi costaud que le Grand Ferré de la Guerre de Cent Ans, barbu de lumière.
Autre rue un peu à l'écart, la rue Traversière, ligne droite qui relie les voies parallèles du Faubourg et de Vallière, appelée Sainte-Catherine autrefois, puis plus tard Ruelle. Là aussi dans les années 30, s'était logée une ferme, plutôt une escale pour bovins car le propriétaire maquignonnait ; un peu plus loin l'abattoir particulier du boucher avec ses cris, ses râles, ses borborymes, toujours un peu mystérieux, pas plus en tout cas que l'existence des soeurs franciscaines isolées de la rue par un mur aussi infranchissable que celui de Berlin et contre lequel s'appuie une esthétique fontaine avec vasque. De l'autre côté est située la demeure de la directrice de l'école maternelle de l'époque et au-dessus de son logement celui d'un couple de tourneurs. Dans une pièce transformée en atelier s'échappaient les vrombissements de la rotative, les sifflements de la perceuse en même temps que les forts relents des buis et l'odeur enivrante des vernis.
On passait dans cette rue sans s'arrêter et si se bloquait un groupe de badauds, c'est qu'ils essayaient de comprendre «le» Défense de ne rien entreposer contre ce mur» inscrit sur un panneau mural, se demandant tout de même si deux négations n'étaient pas égales à une affirmation !
André Jeannin
Article paru dans Le Progrès le 9 mars 1997