Dans les années 1930, chez le coiffeur, le libraire, le quincaillier
Dans les années 30, il en était des visites chez le coiffeur comme de celles chez le pâtissier : elles étaient peu fréquentes et il fallait un événement extraordinaire, une première communion, une rentrée des classes, une noce, la fête patronale pour qu'on se décidât à entrer dans son salon. Dans les familles, se trouvait toujours quelqu'un qui était capable de soigner une chevelure.
Les dames faisaient elles-mêmes leurs shampoings, puis s'entortillaient les cheveux autour de bigoudis retenus, la nuit, par un bonnet élastique ou une simple serviette nouée en turban. Quand elles enlevaient cette carapace métallique leur tête était aussi bouclée que la toison d'un mérinos et une migraine poignardait leur front.
Bien souvent, les jeunes garçons étaient coiffés «au bol» disait-on, c'est-à-dire que le «manieur de ciseaux» traçait une ligne d'une oreille à l'autre et sacrifiait tous les cheveux qui la dépassaient. Pour ceux qui avaient la chance de se rendre chez M. Buffard, un petit homme électrique qui tournait autour du client comme un Indien autour de son prisonnier avant la cérémonie du scalp, ils devaient se plier aux rites de la religion de la coiffure : attendre d'abord sagement leur tour en ayant l'air d'être intéressés par une revue ou en regardant anxieux, les moulinets d'un rasoir, près des joues enduites de savon d'un adulte figé sur le fauteuil et puis grimper sur une chaise haute, s'entortiller dans une blouse genre camisole, incliner la tête à gauche ou à droite suivant l'humeur du coiffeur, s'entendre menacés de la perte d'une oreille tranchée par les ciseaux, supporter sans bouger les démangeaisons dans le dos provoquées par les cheveux coupés.
A peine plus âgés, les jeunes orgeletains préféraient se rendre au salon de la route de Lons, chez Bondier. Le coiffeur était un sportif façonné par le miroir des sports et les commentaires de la radio (il n'y avait pas encore de télé). Il connaissait avec précision les prouesses de tous les grands champions français et invitait ses clients à venir suivre chez lui, la retransmission de l'arrivée de l'étape du tour de France par Georges Briquet... En 1939 un jeune coiffeur M. Farghin s'installera rue du Faubourg et fera carrière à Orgelet.
En tout cas pour les écoliers de l'époque, aller chez le coiffeur, c'était l'assurance de ne pas supporter les moqueries adressées aux «tondus au bol» ou l'humiliation suprême de ceux au crâne rasé parce que la Marie-Rose, les détections du peigne fin, l'écrasement avec l'ongle sur le papier journal n'avaient pu débarrasser des poux et des lentes.
Ces victimes des parasites cessaient d'être mis en quarantaine quand elles acceptaient d'aller chez le libraire à côté de la pharmacie, acheter pour cinq sous de «tête rouge» tout simplement parce que le commerçant portait perruque et que si, pressé, il oubliait de la coiffer son crâne chauve avait des tons carmin. Ça n'empêche que les écoliers orgeletains n'avaient que ce magasin pour s'approvisionner en cahiers, en crayons, en plumes et toute le matériel scolaire nécessaire d'ailleurs de très bonne qualité... On y trouvait aussi des livres de la bibliothèque rose, l'almanach Vermot, le livre de chevet des Orgeletains et des statuettes en plâtre de la Vierge, car la sèche Mme Devaux était une fervente catholique.
Les bricoleurs du canton trouvaient eux, dans les deux quincailleries, tout le matériel dont ils avaient besoin. La première, la plus ancienne jouxtait la Cure. Elle s'annonçait par une devanture liliputienne, une porte branlante qui s'ouvrait sur une obscure rampe d'escalier qui aboutissait dans une pièce étroite, sorte de tunnel. La sonnette avait alerté la commerçante la Berthe, une vieille femme voûtée tout habillée de noir, barbue comme un grenadier, ridée comme un champ labouré, qui surgissait comme une fée Carabosse... Nyctalope, elle servait les clients dans l'obscurité...
Au Faubourg depuis peu Philippe avait créé une autre quincaillerie. Là c'était le domaine de l'ordre, du rangement dans une multitude de tiroirs secrets de la variété, du moderne, de la précision dans les calibres. Une grande banque courait tout au long de la pièce portant des balances Roberval sur lesquelles s'effectuaient les pesées si la Berthe n'était guère diserte, le Philippe était un fieffé causeur, aussi les clients qui aimaient les discussions allaient le voir plus souvent qu'ils n'auraient dû.
ANDRÉ JEANNIN
Article paru dans Le Progrès le 28 janvier 1996