Regard sur les boulangeries et pâtisseries dans les années 1930
Il est certain que dans les années qui ont précédé la seconde guerre, les Orgeletains consommaient plus de pain que de nos jours et on comprend mieux combien ils ont dû souffrir pendant la période des restrictions quand ils devaient se contenter des maigres rations qui leur étaient allouées. Alors, ils évoquaient les années 30 avec le pain à profusion acheté dans les boulangeries Poux et Malessard, en face l'une de l'autre, place Saint-Louis (place des Déportés actuellement) et Olivier rue de la République. Les paints cuis au feu de bois se présentaient sous forme de miches, de couronnes, de «joko» (pain de 1,4 kg). Ils étaient alignés sur des espèces d'étagères métalliques, à la portée des clients qui les tâtaient, les ma-nipulaient pour découvrir celui qui leur convenait.
Puis ils le mettaient sur le plateau de la balance pour que la commerçante y ajoutât la petite surcharge qui permettait d'atteindre le pois réglementaire. Inutile de chercher un pain bûcheron que tronçonne actuel-lement la boulangère, ou un de ces multiples «pains fantaisie» qui pèsent lourd et coûtent cher. D'ailleurs à cette époque le consommateur payait mensuellement et la vendeuse tenait à jour deux carnets, l'un propriété du client, l'autre du commerçant ; la date de l'achat, le poids, le prix figuraient sur les pages. Le boulanger des années 30 était la réplique exacte de ceux des «Maîtres du pain», feuilleton télé à succès. En maillot de corps qui laissait voir l'édredon de poils enfarinés de leur poitrine, l'Adrien, le Marius et le père Olivier chacun dans son fournil, accomplissaient les gestes rituels : malaxer, actionner le pétrin à l'unique sens giratoire, couper la pâte, la façonner, la mouler, l'engloutir dans le four dont la porte ouverte découvrait des visions de l'enfer, retirer le pain cuit à point, passer une longue blouse blanche pour arriver décent au magasin comme pourvoyeur. Quelques minutes de pause pour observer les clients acheter les petits pains au lait ou les crois-sants, régal des petits déjeuners ou une brioche dorée, les seules «gourmandises» réalisées par le boulanger qui n'exerçait pas le métier de pâtissier. Le souvenir le plus marquant attaché à la boulangerie, c'est pour ceux pour qui la ration de pain était insuffisante, la procession des agriculteurs apportant cuire leur pain au four, la pâte emprisonnée dans les Vanottes. Oh! cette odeur de pain frais à la sortie, les tons dorés des miches, et la blancheur immaculée de la mie...
Comme on la regardait aussi avec envie l'unique pâtisserie Albin Farinetti place au Vin. Un magasin classique de l'époque avec la porte au milieu encadrée de deux étroites vitrines aux volets en bois rabattables, dans lesquelles étaient exposées des sachets de bonbons et des boites de biscuits, et plus étranges des jus de fruits, des paquets de café et des tasses en primes. Pas de pain ! Le pâtissier de 1930 est un artiste qui fabrique pour les riches gourmands, les dimanches et jours de fête d'excellents vacherins, des tartes, des galettes au quemeau, des buches de Noël en décembre et surprise des pâtés en croûte truffés renommés jusqu'à Paris.
Avant guerre acheter un gâteau pour un ménage modeste était considéré comme une dépense inutile, on se contentait de ceux réalisés par les mères de famille aux talents innés de pâtissière. Et si l'on entrait dans le magasin Farinetti c'était pour acheter des petits pains au lait, des croissants au beurre, des brioches, des rissoles, des boites de biscuits et des bonbons.
Aussi pour mieux vivre, l'Albin «faisait» les foires surtout celles du haut Jura où son banc était assiégé par les connaisseurs... Revenu dans son atelier on ne disait pas encore laboratoire, il préparait ses glaces qu'il fallait conserver dans une saumure de glaçons et de sel rouge, dont les parfums de crème fraiche, de chocolat chaud, de vanille embaumaient la boutique voisine de Mme Chaboud, ou dans de multiples casiers s'entassaient les fruits et légumes sur-tout ceux qui ne produisent pas dans le jardin per-sonnel que chaque famille travaillait à Orgelet : si on ne trouvait pas la le chou-fleur désiré on allait chez la «Clone» près de la pharmacie, même style de magasin, mais il était prudent de ne pas envoyer pour cette course un enfant, qui oublierait peut-être le chou-fleur mais pas les friandises de toutes sortes et bon marché bien à la vue.
André Jeannin
Article paru dans Le Progrès le 21 janvier 1995