Au temps où la corniche du Mont Orgier était le domaine des jeunes Orgelétains

De tous temps, les Orgeletains ont vénéré et aimé le mont Ogier, probablement parce qu'il est à l'origine du nom de leur cité, mais surtout parce que à proximité de l'agglomération, il est le lieu idéal de promenade et que depuis ses promontoires on découvre des paysages extrêmement variés et pittoresques et la ville qui, autrefois, s'est blottie en fer à cheval à ses pieds.

Premières cigarettes pour ces jeunes orgelétains qu "trou de Macornay" sur le Mont Orgier en 1936Mais ceux qui connaissaient le mieux le mont Ogier dans les année 1930 c'étaient les gamins et les adolescents de la place au Vin et des rues proches comme celles de l'Ancien Collège et de la Glacière. Il leur suffisait de grimper l'un des deux chemins étranglés entre les murs des jardins en terrasse pour atteindre les premiers contreforts du mont. Et à partir de ce lieu, ils étaient vraiment chez eux, connaissant chaque arbre, chaque minuscule sentier, chaque «cachette», chaque raccourci. Et le domaine qu'ils préféraient et ne partageaient pas était les deux corniches, l'une la Côte à Robert qui plongeait, verticale, dans les jardins, mais qui s'arrondissait au sommet comme un Ballon vosgien et qui se terminait par une espèce d'éperon rocheux avec garde-fou naturel et appelé Banc des Cordeliers ou des Menuisiers, on ne sait pas trop pourquoi, l'autre en face, plus abrupte encore, précipitait ses parois calcaires sur le petit col qui se resserrait à son pied.

Cette dernière corniche était le lieu de rendez-vous préféré des jeunes Orgeletains. Elle leur permettait de tester leur goût du risque, voire leur témérité, en réalisant des équilibres osés à l'orée du vide. Mais ces exercices si périlleux qu'ils soient ne leur permettaient pas pour autant d'entrer dans le cercle réduit des «super pas peureux». Ce n'était que préparation à un examen de passage bien plus dangereux. Cette corniche était blessée à son sommet par une estaplade profonde et très étroite appelée Trou de Macornay (Pourquoi ?). Elle débouchait sur un espace très exigu, très pentu, très glissant car herbeux qui basculait dans le vide. Le candidat devait se glisser dans la lésine, jouer des coudes et des genoux comme le ramoneur dans la cheminée, sortir par l'étroite ouverture et s'allonger sur la plaque herbeuse -il était impossible de se mettre debout- pendant une demi-heure environ.

La falaise du Mont OrgierLa pause terminée il fallait remonter par le même chemin que pour descendre et l'ascension n'était pas facile. Combien de camarades trop gros, trop peureux, trop sensibles au vertige du vide ont préféré abandonner et supporter les quolibets des «durs». C'était aussi la même corniche qu'escaladant par un sentier exigu les jeunes Tartarins Orgeletains qui dans une escavation transformée en aire des oiseaux de proie se ravitaillaient en os et têtes d'oisillons qu'ils présentaient comme trophées pour faire croire à leur adresse à la fronde. Tout au sommet de cette cor-niche, perchés sur les éboulis, dissimulés à la vue par quelques pins rabougris et genévriers épineux, les garçons, à peine adolescents, goûtaient leur émancipation en fumant sans crainte d'être réprimandés leurs premières cigarettes achetées par paquet de cinq ou fabriquées au moyen d'un moule car rares étaient les spécialistes qui savaient les rouler.

Au même endroit se réunissaient des groupes venus pique-niquer et c'était bien la seule fois que les gars de la Place au Vin s'encombraient des compagnes filles du quartier, par intérêt peut-être parce qu'elles avaient apporté des gâteaux et qu'elles créaient l'ambiance en chantant des airs de Tino Rossi dont elles étaient folles. Un peu en retrait dans un coin secret masqué par des buis, le candidat à un examen venait réviser ses cours, en écoutant chanter les oiseaux comme le sous-préfet du conte de Daudet répétant son discours et finissant par s'endormir comme lui sur le lit de mousse. Parfois l'étudiant devenait poète et flirtant avec sa muse composait pour sa bien-aimée des sonnets bien troussés à la rime riche ou évoquait dans une ballade épique les amours tumultueuses de la Belle Aragonaise châtelaine orgeletaine.

ANDRÉ JEANNIN
Article paru dans Le Progrès le 23 février 1997