Monter une charpente autrefois

Rénovation de la charpente de l'hôtel Babey à OrgeletDe nos jours, une charpente demande un savoir-faire indéniable, mais ne nécessite pas, grâce aux machines et matériel modernes, une somme d'efforts trop pénibles comme dans les quarante premières années du XXe siècle.

A cette époque, il faut trois ou quatre semaines avant que le plus jeune ouvrier attache au pignon le bouquet qui symbolise la fin des travaux et donne droit au vin d'honneur offert par le propriétaire, en récompense du bel ouvrage réalisé. Monter une charpente comprend une suite d'opérations qui se déroulent dans un ordre rituel avec un maître de ballet, le responsable charpentier qui orchestre chaque geste de ses servants compétents ou novices. Il faut d'abord choisir les bois, le chêne, que l'on croyait plus résistant, pas trop tordu ni noueux de façon que le lignage ne soit pas trop difficile. On faisait claquer sur la pièce de bois, un cordeau tendu, passé à l'ocre qui laissait une trace et à la hache, l'ouvrier détachait des échardes jusqu'au trait jaune. Cet équarrissage était un travail de spécialiste, il suffisait pour s'en convaincre de voir les rapides éclairs de l'acier et la taille des échardes.

Commençait alors sur le chantier avec la réalisation de l'épure, l'opération mathématique de la charpente, car l'épure c'est en quelque sorte un exercice de géométrie dans l'espace, une vue en plan en rapport avec celui sur le papier de l'architecte. Nécessaire d'abord d'obtenir une surface plane, puis de planter des piques pour tenir les planches qui mises sur le sol préfigurent la charpente aux cotes réelles. La moindre erreur, l'équation est fausse, la charpente sera bancale.

L'épure achevée, débute le travail d'artiste. Les bois équarris prendront place sur elle, mis en ligne avec un plomb pointu et après traçage, les ouvriers pouvaient «usiner». Usiner, c'est creuser avec la grande mèche, appelée tarière les mortaises, les calibrer à la besaiguë, c'est faire les tenons à la scie, les embrèvements à l'herminette, sorte de hachette à tranchant recourbé, terminer par le moisage qui consiste à enserrer plusieurs pièces au moyen d'un couple de pièces jumelées. La charpente est prête à être placée sur la maison. On la montait pièce par pièce et, pour cela, on ne disposait que d'un gros cordage appelé moufle qui se meut autour d'une poulie, l'ensemble amaré à des espèces de perches appelées chèvres. Préalablement, il avait fallu par les moyens du bord dresser les échafaudages, placer les échantignoles qui servent de butée aux pannes...

La charpente en place, on procède au chevronnage, toujours avec des pièces de chêne puis à la pose de la champlatte, pièce de bois conique en bord du toit pour tenir les crochets des chèneaux... Restent le lattage et la couverture avec les tuiles de Montchanin. Terrible le montage des tuiles qui demande une main-d'oeuvre nombreuse, les spécialistes aux points stratégiques, les aides bénévoles entre eux, mais condamnés à s'écorcher les mains en attrapant les tuiles mises «dos à dos» «tête et queue» puis en s'efforçant de trouver la trajectoire idéale pour les faire parvenir aux équilibristes assis sur les échelles ou à cropetons sur les chevrons... Couvrir le tout sera un peu d'enfant pour ces charpentiers qui courent sur les lattes comme sur une piste et défient le vide sans aucune protection, la seule qu'ils s'accordent c'est de ne pas fumer, alors certains chiquent du tabac en carotte et, par intermittence, crachent un jet de salive aussi noir que de l'encre.

Les charpentiers des années 1930 se nommaient Sattonay, Chamouton, Jeannin... Seule la famille Chamouton a continué le métier et actuellement le petit-fils est à la tête d'une entreprise très sérieuse et il aime à se faire raconter par son oncle l'histoire de la charpente autrefois ; d'ailleurs, il se plaît à regarder les vieux outils d'autrefois, l'herminette, la tarière, la besaiguë, pieusement conservés chez son parent comme des reliques.

ANDRÉ JEANNIN
Article paru dans Le Progrès le 24 novembre 1996