Arrêts souvenirs chez des commerçants du début du XXe siècle
Au cours des trente premières années du XXe siècle, la vie économique locale était bien équilibrée grâce à des industries et artisanats actifs et renommés, tourneries et tanneries en particulier, à une agriculture qui avait tendance déjà à se spécialiser vers l'élevage et qui dans tous les quartiers de l'agglomération avait marqué de son empreinte l'architecture et enfin d'un commerce très présent dans tous les quartiers, varié et bien achalandé, étonnant parfois par la multiplicité des mêmes établissements : 23 « cafés » en 1920.
Et les premiers souvenirs marquants de cette époque sont les enseignes disparues depuis longtemps : celle de la Grand-rue de la boucherie à côté de la gendarmerie avec en fer blanc les têtes de boeuf, de veau et de mouton que regardaient, étonnés, les enfants qui sortaient de l'école, ou encore ce grand cheval blanc qui galopait sur la façade de l'hôtel Varin au bourg de Merlia. De l'activité agricole surgit surtout l'image des troupeaux revenant à pas pesants du pré et s'arrêtant au bassin des fontaines pour laper bruyamment une eau qui moussait à leur mufle. Un autre flash, mais sonore celui-là, le ronflement saccadé d'une ébaucheuse qui déchire le silence dans tous les quartiers de la cité, où dans une pièce de son logement travaille le tourneur aux habits éclaboussés de poussière et garnis de copeaux frisés.
Et des commerçants d'autrefois, s'en souvient-on encore ! Oui, à condition qu'ils aient exercé assez longtemps leur activité dans la ville, qu'ils aient sympathisé avec les clients et qu'ils ne soient pas restés une ombre, un robot avare de paroles et de sourires, habitués seulement à peser et à calculer. D'ailleurs comment se souvenir des 23 cafetiers qui avaient pignon sur rue. « La mémoire est plus fidèle qui sait si bien oublier » dit Paul Géraldy, dans un de ses poèmes. Comme il a raison !
Toutes les personnes qui ont vécu ces premières décennies hument encore l'arôme des boulettes du charcutier Gauthier. On se bousculait le vendredi dans son magasin pour en acheter et, sacrée mémoire, si les traits de l'homme n'apparaissent qu'en filigrane la forme de la boulette, sa couleur, sa croûte ridée comme une pomme reinette apparaissent nettement ; on parle encore du pâté en croûte, véritables délice de la boucherie Verguet ou grâce à la chanson de l'animateur local Lili, de la fricassée de chez Sorlin « meilleure que son boudin ».
Et les cafés de cette époque ont-ils laissé des traces dans le mémoires ? Par la tenancière parfois, dame Cécile au café de Paris, une maîtresse femme qui en imposait mais avec adresse aux footballeurs locaux comme au quatuor plus âgé qui, tous les après-midi, jouait à la « bête » ; par la conspiration chez le Joseph de trois tacticiens de tarot, calculateurs doués préférant faire perdre l'imprudent « pousseur » plutôt que d'encaisser la mise.
Mais ce dont se souviennent le mieux ceux qui étaient d'âge scolaire en 1930, ce sont les magasins à friandises : celui de la petite Élise, une naine qui monta sur un tabouret pour vendre pour un sou deux caramels dont elle avait le monopole de la vente. A peine plus loin celui de l'Alice, où règne un désordre indescriptible Là, pas question de « piquer » Ie moindre réglisse car la vieille demoiselle a un don de prémonition et devine le client avant qu'il entre... Plus haut, rue de la République, l'écolier fait halte chez la Charlotte, respectable demoiselle toujours habillée de noir, affublée d'un sempiternel châle à franges ; austère elle arrive essoufflée d'avoir grimpé plusieurs rampes d'escalier. Les enfant bien sages, l'ont attendue sans maraude tant Mlle Charlotte en impose.
Rue de l'Église, tous les enfants s'arrêtent chez la Clovis Jeannin car c'est elle qui avait plus grande variété de bonbons : des fraises qui fardaient les lèvre de leur rouge chimique, des réglisses de toutes formes, des zans qui endeuillaient les dents, de gros caramels avec à l'intérieur la photo des coureurs du Tour de France. N'oublions pas la Julie Rodet, une maniaque de l'ordre avec ses délicieux petits bonbons aux réglisses et d'autres, tous placés dans des bocaux sur des étagères ; la Marie Sattonnay, chez qui les garçons roués n'allaient que pour écouler des pièces Victorio qui n'avait plus cours...
Toutes ces boutiques à friandises ont disparu mais on conserve encore l'arôme et la saveur des réglisses, des guimauves et des caramels.
André Jeannin
Article paru dans le Progrès le 1er mars 2003