Au temps où la tournerie ronronnaient dans tous les quartiers
Dire qu'au milieu du XXe siècle, Orgelet était la capitale française de la bobine en bois. 50 à 60000 bobines étaient fabriquées dans les usines et petits ateliers de la ville et aujourd'hui cette activité n'existe plus.
L'implantation de la tournerie dans la localité n'est pas très ancienne puisqu'au Moyen-Age, on ne la citait pas parmi les richesses économiques du bourg : tanneries, mégisseries, cordonneries, chapelleries, fabriques de droguets en laine. Et même pendant tout le XVllle siècle la tournerie resta absente des activités orgeletaines, alors qu'apparaissent déjà en montagne jurassienne, des objets de bois sculptés ou tournés et de petits articles comme les chapelets et les statuettes. Il semble bien que la rareté des forêts locales explique ce retard. Le conseil municipal en 1783 constate qu'il n'y a sur le territoire de la commune que quatre forêts de quatre cents arpents chacune de bois d'essences variées (1 arpent = 40 à 50 ares).
Ce n'est qu'au XIXe siècle que s'installent au bord de la Valouse, les premières tourneries. En 1826 sur les rives de cette rivière travaillent trois tourneurs. Quelque trente ans plus tard, s'animeront les premiers tours actionnés par la force hydraulique prodiguée par d'immenses roues à aubes.
Tout un système d'arbres, de poulies, de transmission permettront de créer et d'accélérer un mouvement suffisant pour travailler le bois. Alors les Orgeletains loueront dans ces bâtiments au bord de l'eau, un ou plusieurs tours avec lesquels ils façonneront les premiers objets en bois. Puis certains installeront chez eux un atelier en utilisant le tour à pied genre de machine à coudre et on fabriqua des petites bobines et des fume-cigarettes.
En 1912 vint l'électricité qui n'aura pas d'effets immédiats car l'installation des moteurs des nouvelles machines demande des investissements que ne pouvait s'offrir le tourneur local et puis la situation extérieure inquiétante était un obstacle à la modernisation. Aussi ce n'est qu'après guerre en 1922, que va éclore une profusion de tourneries artisanales familiales qui profiteront de l'invention de la rotative. Et les quartiers où l'on privilégiait les activités agricoles vont devenir de petits bastions artisanaux avec l'installation de machines dans une pièce d'habitation ou un garage. Et de citer dans la ville, de la Grand'rue au Faubourg, de la Tasserie à la Ruelle de la rue de la République au bourg de Merlia les petits ateliers de tournerie Maître-Pierre, Regard, Mouret, Sattonnay, Paget, Gaillard, Peuget, Menouillard, Daloz, Bouquin, Français et probablement d'autres encore souvent spécialisés dans la fabrication des « bibis » des moines (genres de toupies). C'était l'époque où l'on entendait dans toutes les rues ronfler les rotatives, siffler les perceuses, hurler les scies, geindre les ebauches de buis, de hêtre, de frêne torturés. C'était le temps où dans une pièce bien close, dans une atmosphère de poussière et une demi-obscurité que tâchait en vain de percer la lueur falote d'une seule ampoule, des fantômes masculins et féminins, casquettes ou foulards protecteurs, bleus ou blouses de travail, reproduisaient pendant des heures des gestes mécaniques de robots.
Progressivement disparurent ces tourneries familiales et quand arriva dès 1932, l'ère des bobines en bois de différents calibres et pour de multiples usages, certains de ces petits ateliers s'expatrièrent dans la périphérie dans des bâtiments plus vastes, plus fonctionnels et les usines Mouret, Regard, Roland, Daloz et aux tanneries Menouillard et Français employèrent des ouvriers de plus en plus nombreux. Ce fut une période de vaches grasses avec une hausse continuelle des salaires horaires. Un ouvrier qualifié était payé 4 francs de l'heu-re en 1940, 7,50 francs puis 9 francs en 1942, 10 francs en 1944, 14 francs en 1945... D'autre part la femme commence à travailler en usine mais touche un salaire équivalent à la moitié de celui de l'homme si l'épouse demeurait au logis elle gagnait quelque argent en « rubanant » des quilles.
1944 fut l'apogée de la tournerie d'usine... Vint ensuite la décadence due d'abord à la concurrence finlandaise avec ses bobines d'un prix inférieur à celui des bobines orgeletaines... Et puis surtout du plastique qui supplanta le bois pour cette sorte de produit. Agonisa, puis mourut complètement le petit artisanat local. Seules survécurent les usines qui durent cependant baisser leur prix de production ou se spécialiser dans la fabrication des tourets de grandes dimensions pour les câbles électriques ou de jouets en bois, ou dernière possibilité, installer dans les ateliers une ou deux presses à plastique.
L'ère du bois, l'essor de la tournerie, reviendront-ils à Orgelet ? Question utopique !
André Jeannin
Article paru dans Le Progrès, le 1er avril 2001