Quand la rue du commerce méritait bien son nom

La rue du commerce à OrgeletDans les années 1930, cette rue qui commençait à la place au Vin pour se terminer place Saint-Louis (place des Déportés actuelle) était garnie de magasins très variés, de chaque côté. C'est tout de même un comble, quand on sait que Tournier le réalisateur de presque toutes les anciennes cartes sur Orgelet habitait à proximité rue du Faubourg et qu'en 1930 l'autre photographe Paul Clément qui demeurait au-dessus du magasin Futin et qui est resté dans la mémoire des Orgeletains parce que les béquilles qui l'aidaient à se déplacer lui servaient d'instrument de mesure, pour bien déterminer la distance entre l'objectif de son appareil à plaques et le sujet, ont oublié de prendre des vues de cette rue du Commerce, peut-être parce qu'elle ne présentait aucun intérêt architectural et historique.

Le premier magasin était celui de M. Futin annoncé par une immense bande publicitaire sur la façade de la maison. Ce petit « palais du vêtement » permettait aux Orgeletains de s'habiller à la mode du jour, mais sa spécialité était la confection et ils furent nombreux les premiers communiants et les mariés à faire confiance au fait sur mesure de la maison. A côté se présentait la pâtisserie-confiserie de Albin Farinetti.La pâtisserie Farinetti à cette époque La devanture était le modèle de celles que l'on trouvait à cette époque à Orgelet : la porte d'entrée centrale séparait deux étroites vitrines sur les étagères desquelles étaient exposées les articles : ici gâteaux, chocolats, bonbons. Or, en 1930, les pâtisseries de l'Albin étaient si réputées que les Lédoniens, le dimanche,venaient s'approvisionner en desserts chez « Farinetti ».

Et puis le magasin quitté, avec ses arômes de chocolat et de crème, montaient soudain des effluves de fruits mûrs et de légumes frais du « primeur » d'à côté Mme Chaboud. Cette dame avait compris que les jardins orgeletains très nombreux contribuaient beaucoup à l'alimentation des ménages, alors dans les casiers en bois, en priorité, se présentaient des fruits et des légumes qu'on ne cultivait pas dans la localité. Parfois en hiver, montaient des relents de marée, car bien conservés dans la glace enfermés dans des casiers vitrés des poissons par trop chers - merlans, harengs - étaient offerts aux clients.

En face, même devanture que la pâtisserie avec dans les vitrines des chaussures. Une sonnette qui tintinnabulait faux annonçait aux « Vent » mère et fils l'entrée d'un client, aussitôt la femme déjà âgée et un des fils surgi de l'échoppe où il était en train de ressemeler un brodequin se prosterneront devant l'arrivant jusqu'à ce qu'il ait choisi la paire de souliers ou de pantoufles qu'à leur tour chacun lui essayait. Et s'il ne s'était pas décidé, il pouvait se rendre chez le sabotier Prudent, tout à côté, pour acheter des sabots, solides, car en bois de bouleau imperméable, tenant bien aux pieds, avec leurs brides en cuir. C'était l'occasion d'observer l'artisan manier précautionneusement son paroir pour façonner les pointes et les semelles ou affiner la chaussure au moyen de la langue de chat, du boutoir et de la gouge.

Du même côté, à deux pans deux devantures au grands volets en deuil, exposent dans leurs vitrines des chapeaux. Les demoiselles Mugnier, toujours vêtues de « noir » conseillaient et aidaient à découvrir les boutons de nacre ou la bobine de fil demandés mais elles ne laissaient jamais partir le client sans lui proposer un chapeau, dont elles faisaient leur spécialité. Si l'on ne trouvait pas les articles de couture souhaités, à l'angle de la rue, dans sa mercerie la Marie Sattonnay au visage aussi troué que ses den-telles aidera la cliente à chercher et à trouver en fouillant dans le désordre et en semi-obscurité la pelote de laine convoitée.

Il ne faudrait pas oublier, se dissimulant dans un recoin le magasin de la Blanche Poux, une espèce de bazar où l'on trouvait de tout et que fréquentaient souvent les garnements les soirs de retraites aux flambeaux, parce qu'elle était la seule à vendre de pétards et que sa surdité permettait aux mécréants de remplir leurs poches avant son arrivée. Dans la même rangée on trouvait la boucherie Grillot une des mieux achalandées de la cité et puis les courses se terminaient chez les épiciers qui se faisaient face : l'Économique fief de la famille Perciot avec son imposante façade verte et les Docks francs-comtois du couple Monange d'apparence plus modeste.

Ces commerçants gagnaient bien leur vie car on n'avait pas encore pris l'habitude de fréquenter les grands magasins de Lons où l'on était obligé d'acheter quatre boîtes de sardines à 12 sous à la fois alors qu'on n'en avait besoin que d'une. Et puis les gérants experts, convaincants et rapides dans leurs calculs griffonnés au crayon sur une feuille de papier plaisaient à la clientèle. Dernier commerce : le marchand de journaux dont la façade annonçait en rectangles peints les quotidiens vendus. Le père Jeannin, cordonnier aux heures où il ne parcourait pas la ville annonçant à cou de trompe son passage, était le colporteur de bonnes ou de mauvaises nouvelles. La plupart de ces commerces n'existent plus et on arrive à les regretter parfois.

André Jeannin
Article paru dans Le Progrès le 12 mars 2000