Fumeurs et fumaillons en 1930
Il passait souvent dans les années 30, par les rues d'Orgelet, d'étranges personnages hirsutes, échevelés, aux souliers éculés, aux habits troués, dont les regards étaient perpétuellement tournés vers le sol, comme s'ils avaient honte. Soudain, comme un pantin à ressorts, ils se baissaient pour pincer de leurs doigts fardés de marron un mégot qu'ils engloutissaient dans une petite boîte métallique, ayant pris soin de libérer le tabac de sa gaine de papier. Ils « travaillaient » surtout à la sortie du cinéma route de Moutonne ou à proximité des nombreux quartiers de la ville. Ils se procuraient ainsi le tabac indispensable qu'ils ne pouvaient s'acheter faute de moyens. Ils souffriront terriblement d'un manque pendant la guerre quand les fumeurs conservaient leurs mégots pour reconstituer des cigarettes.
Dans les années 1930, la plupart des fumeurs roulaient leurs cigarettes. Le tabac, tiré du paquet gris cubique de Scaferlati ou de Saint-Claude, se tassait dans un papier Job, qui s'enroulait par un glissement rapide des index sur les pouces autour du tabac. Un coup de langue pour souder les deux bords de la feuille et la cigarette était achevée, parfaitement cylindrique et très mince. Ces rouleurs de cigarettes accomplissaient leurs gestes avec une dextérité d'artiste, ils se surpassaient parfois quand ils n'oeuvraient qu'à une seu-le main. A cette époque, les notables fumaient la pipe, une belle bouffarde venue de Saint-Claude ; les ouvriers du bâtiment chiquaient le tabac en carotte.
Les adolescents, dans les années 30, commençaient à fumer en cachette de leurs parents. Ils procédaient par étapes. Ils se réunissaient à cinq ou six copains dans un endroit bien caché du Mont Orgier ou de Vallière et ils s'exerçaient à rouler des cigarettes. Le tabac trop cher pour leur bourse était remplacé par la mousse sèche, les barbes de « rots » (maïs) les fleurs de clématite ; le papier mince était du journal ! Les cigarettes ainsi constituées énormes dégageaient autant de fumée qu'un tuyau d'échappement, rougissaient les yeux ou les faisaient pleurer ; leur goût âcre empestait la bouche et irritait la gorge.
Cette première expérience n'étant pas du tout convaincante, ni question de goût, ni question de dextérité, on décidait - seconde étape de l'initiation - de se cotiser pour acheter un moule - espèce de roulette bardée de caoutchouc - qui simplifiait beaucoup la réalisation de la cigarette. Et puis, la mousse écoeurant chaque jour davantage, on l'abandonna au profit des « vuailles » espèce de liane fibreuse au goût atroce, qui déclenchaient des quintes de toux et des vomissements. Alors on passait à la troisième étape : l'abandon des « tabacs » factices pour le vrai tabac, des « Parisiennes » paquet de cinq cigarettes acheté douze sous...
Peu d'adolescents fumaient la pipe, parce que la bourrer avec des graines de foin surtout quand elle n'était pas encore « culottée » et aspirer la fumée dans le tuyau provoquaient les pires nausées. En tout cas que l'on ait fumé du tabac ou des succédanés, on n'oubliait pas de mastiquer des feuilles de buis de peur que l'haleine ne relève le vice naissant.
Bien sûr quelques-uns de ces « fumaillons » ont pu devenir des fumeurs passionnés, et le tabac, une drogue, mais la plupart n'ont fumé que le temps d'une adolescence, parce que le tabac leur a donné l'illusion de s'émanciper du joug familial et de se croire des adultes... Mais c'est trop souvent la révolte devant les interdits, la jubilation de se sentir en faute qui les a poussés à continuer. Ainsi à l'Ecole normale, on permettait de fumer - sauf la pipe - mais pas dans la cour d'honneur, et on fumait presque exclusivement la pipe, justement dans la cour d'honneur.
En tout cas, il était très rare dans les années 1930 de voir une demoiselle ou une jeune mère de famille se permettre de goûter ostensiblement à la cigarette dans la rue ou en société. C'était mal venu !
ANDRÉ JEANNIN
Article paru dans Le Progrès le 18 juillet 1999