Au temps où des personnages pittoresques hantaient les rues de la ville

Au cours des premières décennies du XXe siècle, les familles orgeletaines rendaient moins souvent visite au boucher que de nos jours. L'énorme saloir, en forme de cruche, conservait dans sa saumure le cochon dépecé et son lard souvent au menu des repas. Et puis, la plupart des Orgeletains élevaient des lapins, et le jour du civet, généralement le dimanche, ils invitaient des parents.

C'était l'habitude d'acheter bien souvent à la foire du pays un rongeur « étalon » avec une femelle qui s'accouplaient. Pour eux, dans l'encoignure d'une remise, ou à proximité, dans un coin du jardin, à l'abri, le bricoleur de la famille avait fabriqué plusieurs cages avec une porte grillagée qu'on ouvrait pour jeter la nourriture : herbe coupée au bord du chemin, pissenlits cisaillés dans les champs, croûtons de pain -peu nombreux, car on les utilisait pour faire l'infect panade- et quelquefois des branches de houx ou de genévrier, remède panacée conseillé par le vétérinaire. Le lapin vivait serein, jusqu'à l'heure du sacrifice qui provoquait parfois des drames dans la famille car la victime choisie était justement l'animal que dorlotaient les enfants.

Le lapin dépouillé, on fardait précieusement sa peau que l'on faisait sécher et quand elle était suffisamment raide, on l'enfouissait dans un sac au grenier, avec d'autres, en attendant le chiffonnier qui passerait pour les acheter. Généralement, elles étaient récupérées par le père Laroche, un petit bonhomme rondouillard, aux gestes mécaniques. Il avait sa remise, au bas de la Grande Rue en face du collège. On y trouvait un bric à brac d'objets inutiles, désuets, amputés qui iraient « à la casse ». Le père Laroche, le Nenesse, pour les Orgeletains, on l'entendait de loin, car il lançait de sa voix gutturale un peau... eau... de lapin ! Répété plusieurs fois, si bien qu'il était attendu presque comme le docteur quand il se présentait à la porte des demeures. Alors commençait le diagnostic, il soupesait la peau, appréciait sa longueur et la qualité du poil, repérait les maladroites entailles, hésitait, méditait, avant de donner la sentence « cinq sous ». Fureur de la ménagère, réestimation de l'acheteur, maquignonnage et l'accord définitif pour six sous. Et le père Laroche, très rusé, profitait de sa « générosité » pour demander à sa cliente si elle ne possédait pas de « vieilles pattes » à débarrasser qu'il pesait à l'aide d'une romaine, superbe exercice de jonglerie qui nécessitait des biceps, une longue habitude et de bons yeux, car les chiffres sur la tige d'acier étaient aux trois quarts effacés.

Rémouleur à OrgeletMais, à cette époque, il n'y avait pas seulement l'acheteur de peaux de lapins qui se présentait aux portes des demeures. Apparaissait quelquefois un drôle de couple : le rémouleur et sa machine, une espèce de carriole dont le cadre en bois reposait sur deux petites roues à pneu. Une pédale, comme celle d'un piano actionnait par l'intermédiaire d'une courroie une autre roue plus grande, placée sur une espèce de tablier en bois, qui elle, grâce toujours à un système de courroie, entraînait une meule émeri. Le rémouleur abandonnait son engin le temps de prévenir à l'aide d'une clochette, le quartier de sa présence et de frapper à toutes les portes pour récupérer les couteaux et les ciseaux à aiguiser. Le stock suffisant, commençait le travail. Un pied qui frappe en cadence sur la pédale, une rotation de plus en plus rapide de la roue et de la meule, une lame d'acier qui se plaint, des étincelles comme un feu d'artifice, des gestes robotiques de l'homme, des soubresauts de l'aiguisoir, la pause pour vérifier le fil du couteau, un diagnostic « ça coupe comme un rasoir », le test de découpage et un morceau de carton devant le client rassuré... et le rémouleur part dans un autre quartier de l'agglomération. Peut-être y rencontrera t-il le troisième personnage qui hantait souvent les rues de la ville, le Manu, on ne lui connaissait pas d'autre nom, on ne savait pas d'où il venait, où il allait, mais on l'avait surnommé « le marchand de chiens » parce qu'il était toujours suivi d'une meute famélique. C'était vraiment un personnage étrange que ce Manu, un grand bonhomme dégingandé dont la broussqille de la barbe cachait la lividité du visage dont le chapeau bosselé et huileux dissimulait une, tignasse qui abhorrait le peigne, dont l'immense gabardine riche en trous masquait des souliers éculés. Il portait toujours sur son épaule un grand sac pour dissimuler disait-on les chiots -qu'il dérobait au cours de ses errances... On n'en avait jamais eu la preuve et puis qu'importe puisque les chiens sembreient l'aimer et le suivaient fidèlement sachant bien que la seule aumône qu'il quémandait était des trognons de pain, quelques déchets de viande et des os, pour eux.

ANDRÉ JEANNIN
Article paru dans Le Progrès le 21 novembre 1999