Ah ces parties de billes d'autrefois

Exercices d'adresse aux billes devant une galerie fémininePendant les cinquante premières années du XXe siècle, la distraction principale des garçons de l'école primaire, pendant les récréations, était le jeu de billes. Si on l'évoque pendant ces jours d'hiver, c'est parce qu'on le pratiquait avec plus de plaisir encore quand la cour était mouillée et qu'il faisait froid. Sitôt que la cloche, depuis la cour intérieure annonçait le quart d'heure de détente, les élèves se précipitaient dans des emplacements réservés de la cour et commençaient de suite les parties de billes.

La bille représentait la monnaie du jeune garçon ; en posséder beaucoup était pour lui, peut-être, un signe extérieur de richesse, mais surtout une qualité d'adresse. Elle servait d'échanges commerciaux entre les élèves ; il y avait des tractations de maquignons pour obtenir le taille-crayon, le porte-plume à oeillère pour le moins de billes possible. D'ailleurs, chaque bille était cotée à la bourse scolaire : en bas de l'échelle, celle en terre d'un gris uniforme ; puis colorée ; celle en pierre plus résistante ; les agates en verre, avec des reflets d'arc-enciel et plus les « aciers » trouvées chez les mécaniciens, mais dont les cours s'effondraient souvent car trop glissantes. Ces échanges révélaient déjà le caractère de certains élèves qui profitaient d'un besoin immédiat de billes d'un camarade pour estimer à moitié prix ou plutôt à moitié billes sa superbe agate. Les instituteurs intervenaient parfois pour interdire toute escroquerie, car le billophile troquerait n'importe quel objet pour quelques rondes terres cuites.

Posséder des billes achetées à l'unité comme les caramels de la petite Élise, cinq pour un sou, c'était la certitude de passer d'excellents loisirs. Le jeu le plus simple, en tête à tête, était le « pot » trou de quelques centimètres de profondeur et de diamètre, dans lequel on jetait un nombre de billes pair. Si à l'extérieur, comme à l'intérieur le nombre de billes était un multiple de deux, le « pousseur» les empochait toutes.
Plus compliqué, l'exercice du triangle ou du carré, qui demandait un bon coup de pouce pour sortir le plus de billes de la figure géométrique... On utilisait une agate généralement comme projectile. Autre exercice d'adresse avec le « petit tas ». Il s'agissait à distance réglementaire de démolir en lançant une acier dessus la petite pyramide constituée : même exercice, mais plus difficile encore avec la « raie » l'objectif étant une seule bille au lieu d'une pyramide... Il y avait pour ces lancers des spécialistes redoutables.

Tous ces jeux permettaient de gagner des billes que l'on caresserait, compterait et recompterait, ensacherait comme Grandet avec ses louis d'or. Mais ils permettaient aussi de passer des moments passionnants sans augmenter les gains, simplement de goûter à la satisfaction de la victoire. Ah ! ces parties de football où sur un terrain de football miniature tracé dans la cour, le ballon était la bille, le buteur une agate, l'arbitre, le coup de cloche indiquant la fin de la récréation...

En été, quand débutait le Tour de France, les billes s'identifiaient à un des coureurs cotés de l'époque. Et les Speicher, Leducq, Magne avançait à coup de pouce sur des routes tracées sur le sol, bourrées de difficultés et d'obstacles. Pièges ces longues lignes droites que la bille désirait franchir d'un seul coup de pouce ; pièges ces séries de virages qu'il fallait négocier lentement, pièges ces endroits très étroits qui figuraient les cols, car la règle était élémentaire : il était interdit que la bille franchise les lignes tracées sur le sol ; si elle le faisait, elle revenait à son point de départ. Le vainqueur était celui dont la bille franchissait la ligne d'arrivée la première, s'étant jouée de tous les obstacles.

Que de souvenirs évoquent pour les scolaires ces parties de billes, mais le plus marquant est certainement celui de la confiscation par le maître des billes rebelles échappées d'une poche trop pleine pendant une leçon... Et de mieux comprendre le désespoir d'Harpagon devant la perte de son trésor.

André Jeannin
article paru dans "Le progrès" le 24/1/1999