A bicyclette dans les années 1930
Dès la réapparition du soleil, les cyclistes jurassiens, seuls ou en peloton, vont sillonner les routes sur des vélos de luxe, ultra légers et munis de multiples braquets qui permettent de gravir les chemins pentus sans efforts, en faisant presque du surplace. Il n'en était pas de même dans les trente premières années du XXe siècle. D'abord la plupart des Orgeletains se déplaçaient à pied aussi bien le cultivateur-éleveur qui, d'un village éloigné allait vendre son bœuf à la foire que le fervent catholique qui se rendait au pèlerinage d'Onoz distant de dix kilomètres.
Ceux qui avaient la chance de posséder une bicyclette, l'avaient choisie solide, lourde, avec d'imposants gardes-boue, des pneus avec chambre à air, parfois demi-ballons, qui « tenaient » bien la route. Une sonnette modeste au timbre discret, ou volumineuse, imitant sur deux notes monotones le chant du coucou était serrée par une bague au guidon souvent recourbé comme les cornes d'un jeune taureau. Devant, une lampe à acétylène projetait une lumière vive quand l'eau gouttait sur le carbure ; derrière était fixé un porte-bagage. La chaîne crénelée tournait sans bruit, mordant parfois l'ourlet du pantalon, si bien que les cyclistes le préservaient par des pinces. Et puis, on enrichit le bicyclette de cale-pieds, sortes de courroies en cuir, qui ligotaient le pied à la pédale et permettaient au cycliste de chuter lourdement si, à l'arrêt, il n'avait pas été assez rapide pour libérer ses pieds. Apparut aussi la dynamo qui en tournant sur la roue, allumait une petite lampe phare et rougeoyait un feu arrière... D'année en année, d'autres améliorations furent apportées : le dérailleur, le système de freinage et la bicyclette se transformera en un bijou sur laquelle il aurait fallu installer un système de rétro-pédalage pour empêcher de dépasser les vitesses « permises ».
Mais pendant une trentaine d'années, les Orgeletains n'ont pas considéré la bicyclette comme un moyen de locomotion journalier et les ouvriers qui rejoignaient les tanneries ou les tourneries à la périphérie de la ville, se rendaient à pied à leur travail et le choc de leurs sabots sur l'asphalte servait d'empreinte sonore pour les reconnaître.
La bicyclette, à cette époque, n'était pas non plus utilisée pour les promenades familiales dominicales, tout d'abord parce que les enfants n'avaient de chance d'en posséder une qu'en cas de succès, à 11 ou 12 ans, au certificat d'études ; parce que les jeunes filles et les dames, à l'époque en jupe ou en robe, se méfiaient des regards de convoitise de la gent mâle, quant les coups de pédale découvraient l'orée d'une cuisse et même plus que cela. Et puis, il y avait le hantise de la crevaison avec un démonte pneu récalcitrant, une colle qui ne colle pas, une rustine qui ne tient pas, un trou qui ne se bouche pas ; la hantise du gendarme qui demandait la plaque, espèce de permis de rouler et celle d'identité placée visiblement sur le cadre ou le guidon.
Alors, la bicyclette était-elle réduite au rôle de mobilier de garage ? Non ! Les Orgeletains la chevauchaient pour des services ponctuels : ravitaillement à la campagne, surtout pendant la période des restrictions ; accès aux lieux de pèche, les cannes de bambou liées au cadre. Elle fut aussi la raison d'activités sportives, la preuve, ce Vélo-Club orgeletain d'avant 1914, qui comptait dans ses rangs d'excellents coureurs régionaux comme par exemple Paul Daloz. Cette association ne survivra pas à la Grande Guerre.
Un peu plus tard, ce sont « les vieilles tiges » qui retrouveront leurs mollets d'antan, découverts pour la circonstance par le short, pour rivaliser contre la montre - Orgelet Moutonne 5 km - et en ligne, dans une épreuve de la fête patronale organisée par le comité d'animation.
Pendant les vacances, les adolescents se réunissent sur la place au Vin pour une randonnée cycliste qui ne dépassait pas les limites du canton ; commencée dans le calme, elle se terminait par des sprints effrénés, comme ceux d'ailleurs des plus jeunes qui, autour du bâtiment central de la place au Vin, se prenant pour des pistards, tentaient d'améliorer leur chronomètre en des dérapages contrôlés aux virages gravillonneux ou non contrôlés qui se terminaient par des vols planés et des estafilades qui zébraient les jambes.
Les plus spectaculaires déplacements se faisaient au bord de l'Ain au Pont-de-la-Pyle au moment de la baignade, atteint par une descente en épingles à cheveu, tous freins bloqués pour les demoiselles, complètement folle et téméraire pour les garçons qui cherchaient à impressionner les filles et qui franchissaient le pont comme des météores ! Oh ! Ces descentes au Pont !
André Jeannin
Article paru dans Le Progrès le 14 mars 1999