Bientôt, la maison « Jaccachoury » comme on l'appelle à Orgelet sera livrée au bulldozer des démolisseurs1 et la partie supérieure de la rue du Commerce déjà bien modifiée d'aspect n'aura plus aucune ressemblance avec celle de 1930, seules les très vieilles cartes postales l'évoqueront encore.
A cette époque, à droite, au sommet de cette rue pentue, une maison bourgeoise étalait sa magnificence, occupant par sa vaste façade à angle droit une partie des rues du Commerce et de l'Eglise. L'entrée se trouvait en face de la pharmacie. Une ancienne porte monumentale s'ouvrait sur une rampe de grands escaliers en pierre qui se cassaient sur une cour pavée, exiguë d'où le moindre rayon de soleil était proscrit, protégée par un muret d'un étroit fossé baigné de nuit... Encore quelques marches d'un escalier extérieur et on parvenait au logement du premier étage. La cuisine avait renoncé, par sa seule fenêtre d'aspirer la faible lueur de la cour et somnolait dans la pénombre. Salon et chambres, du côté de la rue du Commerce étaient plus lumineux. Un escalier intérieur s'élevait jusqu'au logement du dessus, sosie parfait du précédent.
Dans cette maison demeurait les familles Hafnep et Bourdeyron, qui vivaient paisiblement à l'exception du jeudi, jour de congé scolaire à l'époque, parce que Caude et Renée recevaient quelques camarades privilégiées du collège, pour des loisirs parfois studieux mais toujours bruyants. Ce bâtiment n'existe plus, incendié par les troupes de répression allemande le 11 juillet 1944. Claude repose depuis 1944 au cimetière du Struthorf. Infiltré dans la milice, par la Résistance, il fut démasqué et déporté. Il avait eu le temps de sauver discrètement quelques Orgeletains menacés et quelques maquis dénoncés.
Au rez-de-chaussée, pendant les années de guerre s'était installé le Cordonnier Lambert qui ne chômait guère, car il n'était pas facile d'obtenir un bon de chaussure et il fallait réparer celle qu'on avait.
Sous la pression des bâtiments qui l'enserraient avait jailli la Maison de la presse, haute de ses deux étages, très étroite. En dessous des logements, au rez-de-chaussée, se tassaient deux pièces exiguës. Celle du fond obscure, aussi étroite qu'une guérite, abritait la sentinelle, la commerçante qui guettait l'entrée des clients dans la pièce de devant qui servait d'atelier et de magasin. Là, officiait un cordon. nier, le père Jeannin qui, assis sur un tabouret, tablier de protection en cuir, le « pied » espèce de petite enclume contre le: jambes, scalpait avec l'allène le cuir de la semelle. A côté, sui une table à casiers s'éparpillaient les quotidiens de l'époque, ceux de la capitale, puis Le Progrès, Le Nouvelliste, l'Auto, le journal jaune des sports. Et tous ces titres figuraient en lettres capitales sur fond coloré sur la façade du bâtiment et le père Jeannin, quand musette sur le ventre, allait livrer ses journaux en ville, annonçant son passage au son discordant d'une trompe en cuivre, jetait un coup d'oeil admiratif sur son originale façade très apprécié aussi par les Orgeletains et le gens de passage.
A côté, les Docks francs-comtois représentaient le type des magasins de l'époque. La « banque » derrière laquelle se trouvaient les gérants M. et Mme Monange servait de frontière entre la clientèle et les produits vendus si bien que personne n'était autorisé à se servir soimême, tandis qu'en face, imposante avec son immense vitrine verte l'Economique de la famille Perciot présentait déjà la structure d'un magasin moderne où l'on pouvait choisir ses provisions, ce que n'oublièrent pas de faire les Allemands qui le mirent à sac en juillet 1944. Dans cette rue vivait encore la vieille dame Sattonay toujours habillée de noir et ridée comme un kiwi trop mûr, qui aurait dû prendre sa retraite plus tôt car elle était la seule à accepter les « sous » Victorio en bronze que lui donnaient les garnements pour l'achat de bonbons et qui n'avaient plus cours. Dernier commerce, coincé entre les deux précédents, la recette buraliste de M. Grellet accueillait les fumeurs aussi nombreux que maintenant, uniquement des hommes qui achetaient du tabac pour rouler eux-mêmes leurs cigarettes, bourrer leurs pipes et le fameux tabac à carotte pour chiquer.
André Jeannin
Article paru dans "Le progrès" du 27/12/1998
1 Note du Webmaster : cette maison a effectivement été démolie en 1999, malgré les interventions de l'ASPHOR en vue de sa sauvegarde