Baignades d'autrefois
Pendant au moins les trente premières années du siècle, les douches et les baignoires communes maintenant dans chaque demeure n'existaient pas et pour sa toilette on utilisait une simple cuvette et parfois, le dimanche, un récipient plus grand «bassine» ou «cuveau» dans lequel on se contorsionnait pour y loger la plus grande surface de son corps. Alors la belle saison arrivée, la plupart des Orgeletains profitaient des rivières les plus proches.
On descendait à pied à la Valouse au Pont de Vaux et on se roulait dans une eau peu profonde mais fraîche tout de même. On se baignait en famille, parce qu'on ne risquait pas de se noyer, pourtant les plus audacieux, ceux qui savaient nager, se jetaient dans les «gours» à l'eau couleur vert bouteille. Un de ces gours porte encore le nom de Ragut, industriel tanneur orgeletain, propriétaire de la maison bourgeoise qui abrite actuellement la perception, qui s'y suicida. Au cours de ces baignades, les apprentis braconniers repéraient les «vorgines» où se cachaient les truites et se promettaient de venir les capturer à la main, à l'aube prochaine; quant aux jeunes garçons, armés d'une fourchette «une fouine», ils soulevaient précautionneusement les pierres immergées pour détecter le «têtard», un poisson à énorme tête et yeux globuleux, à la chair appréciée, qu'ils empalaient d'un geste rapide.
La Valouse était la rivière des baignades familiales, l'Ain au Pont de la Pyle, celle des sportifs ! On arrivait sur ses rives après une marche de 7 kilomètres, qui faisait traverser le petit village de La Tour du Meix avec sur la colline broussailleuse en face, les ruines imposantes de l'ancien château féodal et sur une autre éminence, plus à gauche, le hameau pittoresque de Saint-Christophe avec le clocher de son église qui perçait le ciel. On bifurquait ensuite par un raccourci qui dégringolait jusqu'à la rivière qu'on devinait par ses tons pastel et émeraude, parmi les camailleux des verts de la végétation.
Bien souvent aussi les jeunes rejoignaient l'Ain à bicyclette par une route aux multiples lacets gravillonneuse sur les bords dévalée avec la témérité des kamikazes ! Elle se cassait sur un pont très étroit, plancher en bois et tablier de fer que les autos peu nombreuses ne pouvaient franchir qu'à la vitesse de 4 km à l'heure... Les cyclistes eux, tressautaient sur les planches disjointes puis s'engouffraient juste après le pont sur un étroit sentier qui culbutait sur la plage très exiguë, piquetée de buissons touffus qui faisaient office de paravent et limitée par des bouquets d'arbres à l'ombre salvatrice pendant les chaleurs caniculaires. Pas de plage sur la rive opposée : des blocs de rocher semblaient des vestiges de cité engloutie.
Au début du siècle c'était surtout le dimanche que la plage était fréquentée, par les dames et les demoiselles accompagnées, qui ne s'aventuraient dans les eaux que jusqu'aux mollets, hésitant à mouiller leurs maillots de bain, formés d'une seule pièce et qui ressemblaient à un pantalon de zouave prolongé vers le haut par une espèce de camisole qui protégeait leur pudeur en écrasant les seins en bosses uniformes et garantissaient la blancheur de leur épiderme, mode de cette époque. Parfois quand l'eau était très chaude, quelques unes moins timorées, prenaient un bain de siège ou s'y étendaient franchement, le ventre sur le sable et tentaient de coordonner les mouvements des bras et des jambes, première initiation à la nage qui s'interrompait bien vite à cause du commentaire indiscret d'un homme étendu sur la plage. Quelques années plus tard, plus sportive et faisant fi des tabous, les filles pour être moins «encorsettées» et par conséquent plus libres de leurs mouvements arboreront une tenue de bain plus sexy, oh ! Pas encore de ces maillots qui déshabillent plus qu'ils ne vêtent, mais un deux pièces aux formes et couleurs recherchées. Heureuse initiative ! Maillots providentiels qui laisseront accidentellement apercevoir quelques parcelles de rotondité mammaire, quelque sillon mystérieux sur lesquels conflueront tous les regards enflammés des hommes.
ANDRÉ JEANNIN
Article paru dans "Le progrès" le 8/2/1998