Quand les jeunes garçons défendaient leur territoire (2)

Suite de l'article de la semaine précédente

La place de l'ancien collège à OrgeletAprès les «Iroquois» du Faubourg, les «Campagnards» de la Grande-Rue, on rencontrait au centre ville les «Privilégiés» de la place au Vin dont l'espace vital s'était agrandi des rues de l'Ancien-Collège et de la Glacière et des collines du Mont-Orgier. Privi­légiés, ils l'étaient, parce qu'ils dis­posaient de nombreuses et variées aires de jeu. La rue, bien sûr, mais pas la place, trop à la vue, celle de l'Ancien-Collège bien cachée der­rière les énormes bâtiments. La porte en voûte d'une grange à une extrémité, l'angle d'un mur et des vêtements posés à même le sol à l'autre, délimitaient un terrain de football goudronné, super exigu, sur lequel avec un ballon en mous­se, se disputaient des rencontres endiablées.

Parfois, hélas, la balle frappée maladroitement atterris­sait sur le balcon du notaire, une personnalité crainte des enfants ; alors le coupable avait le choix monter tirer la sonnette et avec po­litesse, presque obséquiosité, s'excuser et réclamer la balle qu'on lui rendait cette fois mais qu'on confisquerait si cette maladresse recommençait, ou bien, ses camarades faisant le guet, escalader le balcon, en un clin d'oeil saisir le ballon et sauter dans la rue. Dire que c'est là que quelques uns des très bons footballeurs d'après­-guerre ont fait leur apprentissage !

Quelquefois l'été, ces gamins du quartier, téméraires comme des cascadeurs dégringolaient le chemin très pentu du Château en équi­libre sur un tricycle amputé d'une roue de devant, ou l'hiver couché sur le «bolide», un traîneau très lourd qui n'obéissait qu'aux lu­geurs du quartier.
Enfants sur le Mont OrgierAbandonnant la rue aux beaux jours, ils se retrouvaient au Mont-­Orgier et divisés en deux camps, ils livraient assauts et contre-attaques autour d'un pan de mur instable, seuls vestiges de l'ancien château féodal. L'arme de prédilection, une lourde fronde rustique faite avec des lanières de chambre à air, lan­çait sur l'ennemi des «pelouses» et des «poires à Bon Dieu» mais qui devenaient subitement des «grat­te à cul» quand, parmi les «soldats» un traître c'est-à-dire quel­qu'un n'habitant pas le quartier avait été repéré. Il devait bien vite s'enfuir, car la volée de cynérodons qu'il recevait commençait à tacher de carmin son visage.

Les jours de pluie, on se réfugiait dans les caves à Girod pour s'exercer au maniement des épées et imiter les mousquetaires de Dumas, mais la principale occupation était perverse. Il y avait dans cette cave certains fils électriques dé­nudés, mais qui ne présentaient aucun danger si ce n'est la désa­gréable sensation de piqûres d'or­ties quand on les touchait. Alors, on les branchait à la poignée métal­lique de la porte d'entrée et puis à l'intérieur à un barrage fait d'objets bons conducteurs. Hypocrite, on invitait un garçon d'un autre quar­tier à venir partager les jeux. Heu­reux, il saisissait la poignée et com­mençait une crise de danse de Saint-Guy ; il était projeté alors sur la barricade et se transformait en robot agité.

Au-dessus de la cave se trouvait le «fenau» riche en foin sur­plombé à quelques cinq mètres par les pannes maîtresses de la charpente que l'on pouvait at­teindre par une périlleuse ascen­sion. Exercice très simple pour les garnements du quartier qui, juchés sur la poutre maîtresse se jetaient dans le vide comme le champion d'un plongeoir ; haute voltige qui prenait fin par la fuite quand ap­paraissait, menaçante, avec son fouet une envoyée du diable.Place du Bourg de Merlia

Dernier groupement de jeunes garçons - dans aucun clan les filles ne sont acceptées, ni égérie, ni «bonne amie» - celui du Bourg de Merlia coincé entre la Grenette et le Portail et ils sont si peu nombreux que le passage sous le porche leur suffit pour massacrer le football, que la fontaine avec son bassin plein d'eau satisfait leur envie de se mouiller à loisirs, que la chambre des enfants d'une fa­mille nombreuse leur permet de jouer à la cachette sous les lits. Alors, parfois ils rêvent d'espace et ils accompagnent le berger du groupe au Velet ou en Gevin pour surveiller le troupeau, ou bien alors, comme le coucou qui prend le nid des autres oiseaux, ils s'ins­tallent dans les quartiers dépeu­plés et profitent de tout ce qui per­met de s'amuser, comme par exemple les wagonnets de la scierie derrière la gare.

ANDRÉ JEANNIN
Article paru dans "le Progrès" du 21/12/1997