Quel plaisir, jadis, de glisser avec des sabots non ferrés

Qui ne se souvient avec quelque nostalgie des sabots que l'on chaussait autrefois... ? Chaussures du pauvre disait-on, pourtant on chante encore « c'était Anne de Bretagne, duchesse en sabots »... Qu'importe après tout, elles étaient devenues idéales pour les écoliers pendant l'hiver.

Photo de classe de 1943 où de nombreux enfants portent des sabotsSolides d'abord, car en bois de bouleau, imperméables, tenant bien au pied avec leurs brides en cuir, elles tenaient chaud car on les choisissait assez longues de façon à pouvoir enfiler d'épais chaussons noirs tricotés. Et puis les semelles ne s'usaient pas quand on les ferrait mais voilà les écoliers faisaient du cinéma auprès des parents pour qu'on ne bardât pas le dessous des sabots de plaquettes métalliques ou même de bandes de caoutchouc. Ils allaient si bien ces sabots nus pour glisser à cropetons ou debout avec les bras comme les ailes d'un moulin à vent, sur la pente verglacée de la cour ou pour descendre le « château » à toute vitesse derrière un traîneau que l'on guidait... Un morceau de ferraille ou quelques clous sur la semelle et c'était l'interdiction de glissade... Pas de « ferratés » qui rayaient la glace et abimaient la piste... Il faut bien avouer aussi que ces semelles « métallisées » claquaient bruyamment sur les escaliers de pierre ou sur les parquets, aussi avant d'entrer dans les salles de classe les écoliers alignaient leurs sabots sur le perron et chaussaient des pantoufles silencieuses...

Sabots et jambières de tanneurCes sabots étaient au début destinés aux seuls garçons, mais les filles en firent bientôt une mode. Les leurs étaient mieux finis, plus légers, mieux vernis avec des dessins sculptés sur le bois, mais ferrés ceux-là car elles avaient bien trop peur d'être ridicules en s'étalant sur une plaque de neige gelée. A cette époque, les cultivateurs avaient adopté le sabot qu'ils garnissaient de paille quand ils allaient nettoyer les étables... Souillé, il suffisait qu'on le lave à grande eau pour qu'il recouvre sa propreté et perde son odeur nauséabonde...

Jean Clerc, fabricant de sabots à BeffiaLes amateurs du jardinage donnaient eux aussi leur préférence aux sabots pour bêcher, planter, récolter et ils étaient tellement habitués à les porter qu'ils oubliaient de les enlever quand ils se rendaient en ville où il y a quelque soixante ans, travaillaient deux sabotiers : M. Prudent au début de la rue du Collège et M. Volatier, rue des Fossés. La pièce qu'ils occupaient était disposée comme celle des artisans du moyen-âge : l'atelier au fond et le magasin de vente devant avec vitrine sur la rue avec des sabots exposés sur des étagères. A Beffia, Jean Clerc avait fait de cette fabrication un violon d'Ingres original.

Cette fabrication demandait de multiples opérations qui révélaient la technique très sûre de l'artisan. D'abord il fallait tronçonner les fûts de bouleau. Le morceau ainsi obtenu était serré entre deux boutoirs de l'ébaucheuse. Cette machine donnera l'ébauche du sabot, car une pièce métallique dite « talon » suit la forme d'un modèle placé à côté du morceau de bouleau et oblige ce dernier, dans un jet de copeaux, à épouser la forme de ce modèle. Les outils du sabotierL'ébauchon ainsi obtenu est alors taraudé au moyen d'une espèce de gouge-vilbrequin ou, façon plus moderne, fixé dans la creuseuse toujours à côté d'un sabot modèle. Une boule d'acier fixée à une tige métallique animée d'un rapide mouvement de rotation creuse le sabot jusqu'à ce que la cavité obtenue soit assez profonde. Alors l'ébauchon est placé sur un banc ressemblant à une espèce de cheval d'arçon et l'artisan, maniant précautionneusement un grand couteau appelé « paroir » façonnera les pointes et les semelles, après quoi la langue de chat, le boutoir, la gouge affineront la chaussure.  Resteront alors les opérations de ponçage, du vernissage et de la décoration à l'aide d'une rainette assez semblable au bistouri d'un chirurgien...

L'époque des sabots est révolue... et on regarde avec curiosité celui qui en porte aujourd'hui... C'est dommage tout de même pour les écoliers, on glissait si bien avec !

André JEANNIN
Article paru dans Le Progrès le 12 février 1995