Au temps où les montres étaient rares

le mécanisme de l'horloge du clocher d'OrgeletUn clair carillon échappé du clocher a figé pour quelques secondes les Orgeletains, non pas pour prier comme sur le tableau de Millet, mais parce que l'Angélus qu'il annonce renseigne sur l'heure et décide pour chacun de la fin ou de la continuation du travail. Sous le portail de l'église, le bedeau tire sans arrêt sur la longue corde qui a mis en branle et balance la cloche et les gamins, dans quelques instants, se suspendront à cette corde pour des ascensions fulgurantes et des descentes vertigineuses. Le même bedeau ou le curé de la paroisse, le lendemain matin, fera valser la cloche pour l'angélus de 6 heures ou pour avertir de l'imminence de la première messe. Et le tintamarre de l'airain marquera le réveil de la plupart des habitants.

Le cadran de l'horloge du clocher d'OrgeletAu cours des premières décennies du siècle où l'on vivait calmement, où l'on ne disséquait pas le temps en centièmes de seconde, où l'on reconnaissait approximativement l'heure qu'il était à la position du soleil dans le ciel, à la lisière de l'ombre sur les champs, à la réunion des troupeaux vers le « baria » de la sortie, au premier froissement rapide d'ailes de la chauve-souris, la montre n'était qu'un signe extérieur de richesse et non pas un objet utilitaire. N'en possédaient une que les bourgeois et les gens aisés du bourg, grosse montre au boîtier en argent ou en or, au cadran encombré de chiffres romains qu'escaladaient d'épaisses aiguilles, au remontoir torsadé, au tic-tac aussi discret qu'un marteau-piqueur. Une chaîne d'argent à gros maillons barrait le revers du gilet, retenant la lourde montre prisonnière dans la profonde geôle de la poche spéciale de l'habit. Parfois, à l'intérieur éait placée la photographie d'un être aimé ou disparu qu'on sortait rarement de son sarcophage métallique.

Les montres faisaient partie du patrimoine familial et quand le progrès les a transformées en objets désuets, elles ont pris l'importance de précieuses reliques et on les a placées dans un petit coffret ou épinglées au mur de la salle à manger ayant cessé depuis longtemps leurs pulsations régulières. Peut-être s'y trouve-t-il encore la première montre obtenue par le jeune adolescent des années 30, le jour de sa première communion, offerte par le marchand chez qui avait été acheté le costume, car l'aube uniforme n'existait pas et la qualité et l'esthétique de la montre variaient évidemment avec le coût de l'habit.

La boutique de l'horloger Tournier sur la place au vin d'OrgeletCependant, si à cette époque la montre n'était pas l'objet utilitaire qu'elle est de nos jours, c'est a ce temps la qu'Orgelet comptait des horlogers, comme Tournier sur la place au Vin, dont la vitrine en 1914 était garnie de montres, Chevillot un peu plus tard au Faubourg qui intriguait les gamins par la loupe qui tenait toute seule sur son oeil. A cette époque des premières décennies du siècle, on ne compulsait que très rarement sa montre rivée d'ailleurs à l'habit dominical. Parfois chez soi, jetait-on quelques furtifs coups d'oeil à l'antique horloge comtoise. La journée s'écoulait scandée par la sonnerie des cloches, celles de l'église qui annonçaient les heures, les quarts, les demies et les trois-quarts, celle de l'école qu'actionnait par une chaîne l'élève de service et qui marquait les récréations et les sorties, celle de l'hôpital, aux Tanneries, qui avertissait les pensionnaires de la messe, de la prière et des repas.

Le cadran solaire sur l'Hôtel de Ville d'OrgeletEt quand le clocher était aphone, pendant la semaine pascale, il arrivait que, pour savoir l'heure, celle du soleil, on levât les yeux vers le cadran solaire qui orne aujourd'hui encore la façade de la mairie. Maintenant dès l'âge de cinq ans, on porte une montre-bracelet de plus en plus sophistiquée qu'on regarde sans cesse. Est-ce pour cela que les gens sont toujours si pressés et si fébriles ?

ANDRÉ JEANNIN
Article paru dans Le Progrès le 12 novembre 1995