A bicyclette autrefois

Aujourd'hui, pour leur Noël, les enfants, dès l'âge de cinq ans, reçoivent de superbes bicyclettes adaptées à leur taille ; un peu plus âgés, c'est le vélo tout terrain qu'ils auront en cadeau avec des roues chaussées de gros pneus crantés comme des roues de camion ; quant aux adultes, ils se sont offert parfois le « super-course » avec cadre en acier et dix-huit vitesses indexées. Tous les écoliers maintenant possèdent leur bicyclette.

Catalogue  d'un vendeur de bicylettes à CressiaIl n'en était pas de même il y a quelque soixante ans, quand ils rejoignaient leur école à pied, été comme hiver, même s'ils avaient, comme ceux de Merlia, plusieurs kilomètres à parcourir. Le premier vélo le plus souvent était la récompense de la famille ou d'une soeur aînée, qui travaillait déjà, au succès du garçon au certificat d'études, un examen très côté à l'époque. La fille, lauréate, n'obtenait pas le même cadeau ; il était rare de la voir circuler sur cet engin, probablement parce que n'ayant pas adopté encore le pantalon, on considérait comme indécent de risquer, en pédalant, de découvrir leurs jambes au-dessus du genou !

Plaque fiscale d'une bicyclette en 1936La bicyclette offerte était solide, lourde, aux roues dotées de pneus demi-ballon, sans changement de vitesse. Son propriétaire devait s'acquitter par la plaque d'une taxe à l'État, qu'il devait à leur demande présenter aux gendarmes, sous peine d'amende ; autour du guidon ou du cadre s'enroulait comme une bague la plaque d'identité. Si l'engin avait à rouler la nuit, il devait être muni d'une lampe à acétylène ou d'une dynamo dont la roulette tournait en s'appuyant sur le pneu et communiquait une énergie lumineuse à la lampe devant et au feu rouge arrière.

Jeunes cyclistes sur la place au vin d'OrgeletPosséder une bicyclette et savoir « en faire » promettaient des loisirs merveilleux : tout d'abord jouer aux « six jours cyclistes » autour du pâté de maisons de la place aux Vins. Les autos, peu nombreuses, n'étaient pas à craindre, mais les virages à angles droits, si ! Malgré l'adresse des champions, les chutes étaient nombreuses et spectaculaires. Parfois, un groupe de copains cyclistes partait à l'aventure sur les routes et chacun profitait de ces randonnées pour tester sa pointe de vitesse ou ses dons de grimpeur.

l'Union vélocipède orgeletaineLe Pont de la Pyle était particulièrement attirant, car les lacets de la route, à la descente, permettaient toutes les audaces, à la façon des champions. Des champions, justement, il y en avait avant la guerre 14-18 au sein de l'Union vélocipède orgeletaine. Elle comprenait dix coureurs licenciés qui couraient sur de lourds vélos aux guidons en forme de cornes de taureau retournées. Cette association possédait aussi ses responsables, ses commissaires de course. Les « cracks » de l'UVO participaient à des épreuves départementales et parmi eux Paul Daloz était le plus doué. Payant un trop lourd tribut à la guerre : trois coureurs tués Robert Lamy, Jean Thorembey et Valéry Daloz, ainsi que trois dirigeants Jules Putin, Georges Jeannin et Georges David, l'UVO ne survivra pas.

Course cycliste lors de la fête patronale d'Orgelet en 1945Plus d'association, mais la passion du vélo était toujours vivante. Aussi après 1945, pour le renfort de la fête patronale, était organisée la course des « vieilles tiges » qui comportait deux épreuves : l'une contre la montre sur les 10 km du trajet Orgelet-Moutonne-Orgelet, l'autre en ligne de 40km environ. Les vétérans chevauchaient de pesantes bicyclettes sans changement de vitesse, avec des jantes larges comme des bandes molletières. Ils retroussaient leurs pantalons pour ne pas les déchirer dans les crocs des chaînes. Ils démarraient comme des fusées au « top » du chronométreur, fonçaient... lentement mais sûrement comme des conquistadors pour arriver les premiers en terre promise et crouler d'orgueil et... de fatigue sous les ovations.

Et puis, pendant la période des restrictions de la guerre, la bicyclette était devenue « la plus belle conquête de l'homme », comme moyen de locomotion... Le tandem homme-bicyclette s'en allait la nuit par des chemins détournés se ravitailler dans les fermes et les moulins... et seul le cataphote signalait une présence.

Maintenant, dans un coin de grenier, abandonné, oublié, se repose à jamais le fidèle compagnon des années tourmentées. Il suffit, un jour de le découvrir pour que la mémoire devenue stéréoscope dévide des images d'une déjà lointaine époque

André JEANNIN
Article paru dans Le Progrès le 15 janvier 1995