Au temps où les filles étaient des anges et les garçons des démons !
Quand on regarde une photographie d'une classe d'autrefois, on est surpris de constater que sur le cliché ne figurent que des garçons ou des filles fréquentant l'école primaire ou même le collège d'Orgelet. Bien sûr ce cloisonnement paraît ridicule aujourd'hui alors qu'existe l'égalité des sexes, que les écoles sont mixtes, que les couples vivent en union libre, que les femmes sont électrices et émancipées.
Mais il y a quelque soixante-dix ans la fille portait des robes, le, garçon un pantalon. La fille, douce comme une agnelle, fragile comme une porcelaine, calme, obéissante, qui jouait à la marelle ou à la poupée ne pouvait fréquenter le garçon, rumuant, téméraire, habitué à des jeux virils. Le garçon, c'était le diable, la fille l'ange. D'ailleurs, si par exception la gamine se rebellait un peu, on la qualifiait aussitôt de « garçon manqué ». Par contre, si le gamin ne prenait aucune initiative, on le cinglait de termes péjoratifs dont la « poule mouillée » était le moins vexant.
Etait-ce à cause de ces différences supposées de caractère que les filles fréquentaient une école de filles et les garçons une école de garçons, bien signalées en lettres dorées sur un arc de marbre fixé au-dessus des portes d'entrée. Les cours de récréation étaient séparées par un mur élevé ; aucune communication entre les écoles par les longs couloirs où même les vitres du mur mitoyen ne laissaient passer que parcimonieusement la lumière, mais aucun regard, où les salles de classe s'apparentaient assez bien aux cellules des Bernardines qui habitaient le bâtiment avant la Révolution.
Là, on enseignait bien, mais en secret. Les garçons ignoraient quelles étaient les bonnes élèves filles surveillées par la directrice comme autrefois les vestales l'étaient par les prêtres du dieu Vesta... Et si on ne lapidait pas les coupables surprises en train de discuter avec les garçons, elles étaient sévèrement sermonnées.
Ce n'était qu'au collège qu'on pouvait apprécier les qualités intellectuelles de chacun : les professeurs, les cours, les exercices étaient communs. Ce n'est pas pour autant que les rapports filles et garçons avaient changé. Existait toujours une cour des filles - celle du bas - et une des garçons... à qui l'on interdisait de s'approcher des barrières pour jeter un coup d'oeil sur celles qui évoluaient à l'étage inférieur.
Il existait toujours une partie de la salle de classe réservée à chacun des deux groupes : devant généralement pour la gent féminine ou derrière, si le professeur s'était aperçu que les garçons se désintéressaient des cours ou se baissaient trop souvent, la tête à ras du plancher pour ramasser leur crayon. Le règlement intérieur était draconien : les demoiselles de service ne devaient à aucun moment se trouver dans une salle en même temps que les pourvoyeurs de bois où d'encre y officiaient. A force de s'éviter, les collégiens et les collégiennes éprouvaient les uns pour les autres une animosité qui se traduisait par une dénonciation au professeur d'allemand moustachue des garçons qui copiaient. Heureusement, il existait aussi en ville, quelques réunions clandestines chez l'un ou l'autre, très sympathiques...
Pas plus que la morale laïque, la morale religieuse n'acceptait les rapprochements entre les filles et les garçons... Au catéchisme, comme à la messe, une allée séparait la rangée de petits bancs sur lesquels ils s'asseyaient.
Dans la rue, pas de personnages féminins dans les jeux organisés par ceux du « sexe fort » non pas que ces derniers pensaient qu'ils étaient trop fragiles, mais parce que c'était déchoir que de les accepter. D'ailleurs, si, par exception, une fille était admise c'était pour la bousculer, la rudoyer, alors elle retournait très vite à sa couture ou à sa marelle.
André JEANNIN
Article paru dans Le Progrès le 30 janvier 1994