Quand le vendeur de journaux était aussi cordonnier
Note du webmaster : la maison dont il est fait mention dans cet article a été démolie en 1998, cinq ans après la rédaction de cet article.
Cette étroite et haute maison qui abrite actuellement le magasin du photographe est, par l'aspect de sa façade, la plus originale d'Orgelet : elle est bardée de pavés publicitaires qui miraculeusement ont échappé à deux agressions : celle de la troupe répressive allemande qui, le 11 juillet 1944, incendia la belle maison bourgeoise contiguë de M. et Mme Haffner. Et puis, pendant ces cinquante dernières années, celle des incessantes restaurations et transformations de façades qui ne se font jamais sans l'amputation des vestiges du passé.
Alors, dans un quartier moderne où les banques, les compagnies d'assurances ont supplanté les anciennes boutiques, où les devantures toutes récentes allient l'esthétique et le fonctionnel, cette maison surprend avec sa façade vieillotte, ornée d'une publicité en rectangle des anciens noms de journaux édités avant-guerre...
A elle seule, elle semble un musée de la presse. Apparaissent encore, tels qu'ils se présentaient au-dessus de la première page du journal, les titres, ceux des quotidiens nationaux : « Le Petit Parisien », « Écho de Paris », « Le Quotidien », « Le Journal », « Le Nouveau Journal », « Le Matin » ; ceux des quotidiens régionaux : « Le Nouvelliste », supprimé après la Libération pour motif de collaboration, « Le Lyon » et bien sûr « Le Progrès », sur un fond jaune (c'était sa couleur) ; « L'Auto » ( « L'Équipe » d'aujourd'hui) qui pendant des décennies a enthousiasmé les sportifs en relatant les exploits des Speicher, Magne, Cochet, Lacoste, Di Lorto, Nicolas... ignorés maintenant.
Ainsi, en poussant la porte vitrée, on était déjà renseigné sur les journaux qu'on trouverait à l'intérieur ( « Le Nouvelliste » et « Le Progrès » étant les plus demandés) et on était certain de pénétrer dans le magasin de la presse car l'enseigne « Cordonnerie », qui barrait le dessus de la porte, pouvait faire douter... D'ailleurs, à droite, traînaient une enclume, une table basse garnie de boîtes de clous, d'alènes et de tranchoirs, des morceaux de cuir à l'odeur prenante et, assis sur une chaise au fond renforcé en tablier de cuir, un homme penché ressemelait une paire de chaussures.
Cordonnier à ses heures, capitaine des pompiers à d'autres, M. Louis Jeannin (aucun lien de parenté) était livreur de journaux le matin. Très tôt, grande sacoche à l'épaule, il arpentait les rues de la ville, moins étendue que de nos jours, en annonçant son passage en soufflant dans une petite trompe de cuivre à la sonorité déplaisante.
Pendant sa tournée, sa femme, longue, maigre, maladive, vendait pour quatre sous aux clients qui se déplaçaient les quotidiens et illustrés; il y en avait fort peu : les « Bonnes Soirées », « La Veillée des Chaumières ». Pas de livres, si ce n'est le mercredi quelque trois ou quatre brochures poli-cières à 50 centimes, que s'ap-propriaient, après une course épique depuis l'école, les premiers élèves arrivés.
André Jeannin
Article paru dans Le Progrès le 15 janvier 1993