La place Marnix, avant guerre
Aucun photographe n'a réalisé des cartes postales de la place Marnix autrefois, peut-être parce qu'ils se sont demandés qui était ce personnage qui avait donné son nom à cette rue. Et pourtant, il méritait bien la reconnaissance des Orgeletains.
Descendant d'une famille très riche, dont l'un des membres avait été secrétaire de la duchesse de Bourgogne aux environs de 1530, ce Marnix de la place était un ecclésiastique de l'abbaye de Saint-Claude qui avait acheté au faubourg le lieu-dit « Champ Perrard » pour y établir les premières constructions du couvent des Capucins, fondé en 1720 par des religieux sanclaudiens de l'ordre de Saint-François.
Il avait aussi à la même époque acheté le terrain où plus tard sera construit l'hôpital. Mais la principale raison de l'absence de carte, c'est que la place Marnix est trop près de l'église qu'elle permet de découvrir dans toute sa splendeur, aussi elle sert de plan de recul pour photographier l'édifice religieux...
Et cependant, au cours des années 30, elle était une place très active qu'animaient des commerçants et des artisans... A l'entrée de la rue à droite : la recette buraliste de Jean David attirait la plupart des fumeurs qui venaient s'approvisionner en gauloises, gitanes (le tabac blond et les américaines étaient rares) mais surtout en paquets de tabac, car on fumait la pipe et on roulait les cigarettes, et aussi en tabac en carotte que masticaient comme du chewing-gum les ouvriers du bâtiment qui parfois crachaient une cataracte de jus noir de chique. Parfois des gamins de 11 ans venaient acheter, pas cher, le paquet de cinq cigarettes que, novices, ils fumaient en cachette, préférant le tabac aux « vuailles ». Le propriétaire du magasin, grand blessé de la guerre de 1914-1918, amputé d'un bras, avait été un résistant de la première heure, aussi arrêté par la Milice, il fut déporté en avril 1944 et mourut dans les càmps de concentration
A côté de chez le Jean, se situait l'épicerie de la Julie Rodet, puis les caves voûtées, obscures, fraîches et spacieuses encombrées de bonbonnes, de caisses, de bouteilles. Ces caves étaient l'antre de l'Albert Richard, le « Bébert », un petit homme assez enrobé, électrique. Remplir les tonneaux, taper sur les fûts pour juger du vide ; ouvrir un robinet pour tirer parcimonieusement dans un verre le breuvage alcoolisé qu'il appréciait d'un claquement de langue ; le faire goûter à ses clients potentiels, rouler les tonneaux pour les charger sur sa camionnette ou sur son diable, laver sa cave à puissants coups de jet étaient ses principales activités journalières accomplies toujours de bonne humeur, peut-être parce que les vapeurs d'alcool sont euphorisantes.
En face, en bas de la place, s'ouvrait l'atelier de Narcisse le charron, une pièce obscure comme un tunnel car la lumière qui filtrait à travers les petits : carreaux de la porte était insuffisante. Elle ne s'illuminait que lorsque s'embrasaient les charbons du foyer. Alors on se serait cru dans la forge de Vulcain avec ces projections d'étincelles comme un feu d'artifice, ces martèlements rythmés du marteau frappant le fer sanglant qui se tordait sur l'enclume, ces soupirs du soufflet qu'animait ce diable de forgeron barbu de suie.
A côté c'était le domaine de M. Jaccachoury qui le soir, après sa journée harassante aux Tanneries, devenait cordonnier et réparateur de parapluies. Devant la porte quand il faisait beau ou dans son atelier, avec son éternel tablier de cuir, on le voyait sur le pied qu'il serrait entre ses genoux, torturer une vieille semelle, découper le cuir avec l'alène, détordre une baleine de parapluie, changer la toile et cela sans un mot, avec des gestes d'automate jusqu'à la nuit tombée, à croire qu'il était nyctalope.
Ces activités ont disparu. La place Marnix n'est plus qu'une rue où l'on ne s'arrête pas. Dommage !
André JEANNIN
Article paru dans Le Progrès le 14 février 1993