Être adolescent à l'époque des restrictions

Le 20 juin 1940, le maréchal Pétain annonçait aux Français : « Vous avez souffert... vous souffrirez encore... votre vie sera dure ». Jamais prophétie ne sera aussi vérifiée que pendant les années de restriction, le commandement allemand ayant imposé des rations alimentaires plus faibles du tiers de celles des civils germaniques.

Tickets de rationnementImmédiatement la viande fut limitée à trois jours par semaine, des tickets et des coupons étaient alloués pour le sucre, les pâtes, le riz, le savon, la margarine. Le 23 septembre 1940 apparaissaient les premières cartes d'alimentation qui rationnaient le pain, la viande, le fromage avec tickets détachables. Se souvient-on encore de cette longue époque qui durera jusqu'en 1948, et s'il est vrai qu'en province « on creva moins de faim » que dans les grandes agglomérations, parce que quelques commerçants, à leurs risques et périls, dépassaient parfois pour leurs clients le quota des rations, parce qu'à la campagne on pouvait se procurer des produits du terroir, parce qu'on improvisait grâce au « système D » il faut bien avouer que la vie fut très pénible parfois, surtout pour les jeunes de 13 à 21 ans, et les ouvriers, travailleurs de force.

Les cartes d'alimentation que l'Orgeletain allait chercher, chaque mois en mairie, étaient nominatives : numérotées, elles portaient aussi une lettre catégorielle qui différenciait les rations : J1 jusqu'à 6 ans, J2 jusqu'à 13 ans, J3 jusqu'à 21 ans, A et M pour les adultes, C et P pour les producteurs. Un J3 par exemple avait droit à 350 g d'un pain avec gros pourcentage de son, de farine de faine, de maïs, voire même de marron d'Inde. Pain infecte, nécessaire mais insuffisante ration que ne pouvait augmenter le boulanger très surveillé.

Alors, en cachette, les Orgeletains descendaient au « Liesne » où le meunier le généreux M. Marechal, leur procurait « en douce » quelque cinq ou dix kilos de farine qui servirait à faire des « matefins » pour remplacer le pain, ou des pâtes alimentaires que la cuisson, bien souvent, transformait en bouillie. Mieux supporté était le rationnement de la viande, car des abattages clandestins par les bouchers, l'élevage d'un cochon - parfois dans les cours de l'appartement - qu'il fallait tuer « sans qu'il gueule », de volailles ou de lapins permettaient de se procurer davantage de viande.

Le moulin de Liersne où l'on pouvait se procurer de la farineEt puis on la complétait par les oeufs et le lait, qu'on allait chercher à vélo chez le cultivateur, un lait riche en crème, que l'on baratinait dans de petits appareils en bois avec manivelle pour obtenir quelques onces de beurre, produit miraculeux, qui suppléait pour un temps trop court la rance margarine ou l'huile trop plantée ou des noix ramassées le long des chemins. La pomme de terre bien que rationnée était au menu de tous les repas. Chaque famille louait trois ou quatre raies de champ. C'était le « retour à la terre » et constituait sa provision. Les tubercules cuites en robe de chambre remplaçaient parfois le pain, mais on préférait encore les manger froides plutôt que de goûter les épouvantables rutabags et topinambours.

A la fin du repas on pouvait s'offrir un café à l'orge grillée, sucré à la saccharine. Le vin, aussi, était rarissime... mais dans la localité certains marchands en gros ne s'occupaient guère des tickets. Ils pourvoyaient les copains en pinard, en buvaient avec eux dans les caves et chaque verre terminé était ponctué par un « encore un que les « Chleuhs » n'auront pas ! » satisfait. Au contrôleur qui lui reprochait un débit de vente exagéré et qui lui demandait où était passé le vin, superbe ce marchand se frappant sur l'estomac répondit « là! ».

Le produit de troc par excellence était les cigarettes. Ceux qui ne fumaient pas les échangeaient contre un produit rationné. Mais les gros fumeurs étaient pénalisés alors il se débrouillaient, bichonnant les quelques plants de tablac dans leur jardin ou en pots sur leur balcon. D'autres fumaient n'importe quoi des feuilles séchées de tisane, de la barbe de maïs. L'odeur les poursuivait, cent lieues à la ronde.

Les gourmands J2 et J3 recevaient mensuellement dix bâtons de chocolat à la crème. Certains le faisaient durer, se contentant d'une demi-raie par jour, d'autres se l'empiffraient en une seule fois. « Comme ça j'en ai connu le goût », disaient-ils écoeurés pour s'excuser. Le rêve pour les jeunes étaient d'aller faner ou moissonner parce que le café au lait rempli de pain ou le beau lard fumant et la saucisse odorante faisaient oublier l'orge au lait écrémé ou les rutabagas, la courge à l'eau et la choucroute à l'acide chlorydrique du lycée !

André JEANNIN
Article paru dans le Progrès le 18 avril 1993