Rue des Juifs : elle est « rue de la Tisserie »
Dans le vieil Orgelet, la rue de la Tisserie grimpe en pente douce avant de basculer pour terminer en cul-de-sac sur une grille rouillée qui ferme une vaste propriété. Côté nord, les maisons s'ouvrent sur des jardinets en terrasse et des bosquets touffus qui s'élèvent jusqu'à l'emplacement de l'ancien château féodal.
De ces jardins, des rampes d'étroits escaliers de pierre escaladent, mystérieux, la colline pour buter sur les vestiges des remparts ; au début de la rue, la sente zigzagante de la Potière conduit aux anciens fossés et à la poterne. De l'autre côté, les maisons sont rares et la vue plonge, par-delà les jardinets en terrasse et les cours obscures, sur les croisées des habitations de la Grande-Rue.
Autrefois, la Tisserie se nommait rue des Juifs, des Juifs présents déjà au milieu du XIIIe siècle, un article de la charte de 1266 stipulant que les Juifs seraient exclus de la jouissance des dites libertés de franchises. Ils vivaient donc en communauté autour de leur synagogue dans le ghetto de cette rue qu'une porte fermait pour la nuit.
Le jour, ils circulaient librment, avec un rond d'étoffe jaune — la rouelle — sur une épaule. On tolérait cependant ces « petits hommes noirs aux yeux bridés, au nez crochu, à la longue barbe, vêtus d'un caftan noir » parce qu'ils étaient les seuls banquiers de l'époque. Ils prêtaient donc de l'argent à taux usuraires aux commerçants, aux seigneurs qui partaient en croisade ou mariaient leur fille ; ils changeaient les monnaies, très variées suivant les provinces.
Cette colonie juive disparaîtra au début du XV' siècle et aussitôt la rue va changer d'aspect et devenir rue de la Tisserie. Chaque maison, au lieu de ressembler à une citadelle, va s'ouvrir de larges croisées qui dispenseront soleil et lumière à une étroite boutique et un plus vaste atelier dans lequel des artisans fabriquaient surtout des droguets — étoffes de laine du pays mêlées de fils —, la bage, qui étaient réputés dans l'Europe entière.
Hélas, décennie après décennie, cette activité diminua et disparut presque après l'incendie de 1752 : la Tisserie n'échappa pas aux flammes... et pire, elle faillit disparaître du plan futur de la ville « en la détruisant, on pourrait vendre du terrain aux propriétaires des maisons de la Grande-Rue, ce qui leur donnerait l'aisance de pratiquer des cours derrière chez eux, même des jardins. »
Etablirent alors domicile dans les maisons reconstruites quelques tisserands, quelques teinturiers, mais surtout des ménages de tanneurs — les Tanneries étant l'activité la plus importante d'Orgelet. Or, le salaire des ouvriers est modeste ; alors chaque famille se met à élever deux ou trois vaches ou quelques moutons. La maison aussitôt change d'aspect : une pièce ou deux deviennent écurie ou grange ; la façade s'orne de grandes portes en anse de panier. Et puis, après la dernière guerre, quand s'arrêteront les Tanneries, quand sera proscrit le petit élevage familial, les habitants de la Tisserie, souvent des retraités, ravaleront les façades, supprimeront les arcs de cercle des portes, ouvriront de vastes croisées sur de nouvelles pièces. Les maisons deviendront fonctionnelles, accueillantes et claies.
Et aujourd'hui, quand l'Orgeletain se fourvoie dans cette rue peu fréquentée, il voit, assises sur un des bancs rustiques en pierre, des personnes âgées réchauffer leurs rhumatismes au soleil en rêvant des belles demoiselles-châtelaines et des jeunes jouvenceaux du château, tout proche, qui cachaient leur juvénile amour dans ces étroites sentes ombragées qui dégringolent vers la ville. Mais il voit aussi s'installer de jeunes couples et travailler à la transformation des vieilles maisons de courageux garçons, qui ont apprécié le calme de cette rue de la Tisserie.
Andre Jeannin
Article paru dans Le Progrès