Dans le vieil Orgelet, la rue de la Tisserie, une des plus étroites de la ville, grimpe en pente douce avant de basculer pour se terminer en cul-de-sac sur une grille rouillée qui ferme une vaste propriété. Les maisons, d'un côté, s'ouvrent au nord sur des jardins en terrasse et des bosquets touffus qui s'élèvent jusqu'à l'emplacement de l'ancien château féodal des Comtes de ChaIon. De ces jardins, des rampes d'étroits escaliers de pierre escaladent la colline pour buter sur les anciens remparts, et au début de la rue, la sente zigzagante de la Potière conduit aux anciens fossés et à poterne. De l'autre côté, on trouve peu de maisons et la vue plonge par des jardi-nets à étage sur les cours et les croisées des habitations de la Grande-Rue.
Fermée la nuit
La « Tisserie » est probablement contemporaine du château féodal, mais à cette époque elle s'appelait « rue des Juifs ». Cette colonie existait déjà au milieu du XIIIe siècle, puisqu'un article de la Charte de 1266, octroyée à ses sujets par un prince de ChaIon, stipule que « les Juifs habitant ladite ville seraient exclus de la jouissance des dites libertés et franchises. »
Ils vivaient donc en communauté autour de leur synagogue, dans le ghetto qu'était cette rue, qu'une porte fermée la nuit séparait des autres quartiers. Le jour, ils circulaient librement, mais ils devaient porter sur une épaule un rond d'étoffe jaune, appelé rouelle. On les tolérait cependant parce que la plupart de ces « petits hommes noirs, aux yeux bridés, au nez crochu, â la longue barbe, vétus d'un caftan noir qui descendait jusqu'aux pieds, coiffés d'un haut bonnet de feutre, baragouinant en cadena leur hébreu, étaient les seuls banquiers de l'époque, car cette professon était interdite aux chrétiens. »
Ils prêtaient donc de l'argent à des taux usuraires aux commerçants, changeaient les monnaies très variées suivant les provinces, prêtaient des fonds aux Seigneurs qui partaient en croisade tels Jean de Chalon contre Bajazet ou mariaient sa fille. Pas étonnant, quand on était créancier, qu'on veuille alors se débarrasser d'eux. Cependant, la colonie juive était encore fort nombreuse pendant tout le XIVe siècle, et il est difficile de connaître la date exacte de leur disparition.
C'est peu après leur départ que la rue va changer d'aspect et prendre le nom de « rue de la Tisserie ». Chaque maison, au lieu de ressembler à une citadelle, va s'ouvrir de larges croisées qui dispenseront soleil et lumière à une étroite boutique et un plus vaste atelier.
C'est d'ailleurs celui du dernier tisserand, en 1865, que présente l'abbé Clément : « Sa maison était à l'entrée de la rue, et à travers sa fenêtre ouverte on apercevait son métier avec ses grands cadres de bois et ses ficelles. »
Ces artisans fabriquaient surtout des droguets, étoffes de laines du pays mêlées de fils — la bage — et qui étaient si épaisses et si serrées « qu'on pouvait, avec un pantalon de bage, marcher jusqu'aux genoux dans l'eau du Vernois sans se sentir mouillé. » Ces étoffes avaient une telle importance que l'aune employée par les marchands était gravée sur la façade de l'hôtel de ville de Lyon, et qu'il était ordonné aux moines de Gigny, dans leur constitution, de se servir de ce drap. Hélas, siècle après siècle, décennie après décennie, cette activité diminua. Puis l'incendie du quartier en 1752 précipita certainement la décadence... En effet, la rue de la Tisserie n'échappa pas aux flammes, car ses maisons, comme la plupart de celles d'Orgelet, étaient cou-vertes en ancelles ou en chau-mes. Elle a failli disparaître du plan de la ville. En effet, une délibération du conseil municipal du 29 novembre 1752 précise que « la rue de la Tisserie est très incommode, qu'elle gêne les bâtiments de la Grande-Rue, qu'on n'y peut relever que des logements très resserrés et bornés par la montagne du château et que, par conséquent, avec l'accord de l'Intendant, qu'il ne soit relevé aucun bâtiment. » Mais, fin 1753, l'idée de supprimer la « Tisserie » est définitivement abandonnée. Et la reconstruction lui donnera l'aspect qu'elle a actuellement. Les maisons accueilleront quelques tisserands seulement qui travailleront chez eux la laine et le chanvre, ou iront travailler chez les particuliers qui les demanderont.
Un quartier fort peuplé
Etabliront domicile aussi dans la rue quelques teinturiers, mais surtout des ménages de tanneurs, la tannerie étant depuis fort longtemps déjà l'activité principale de la localité. La Tisserie est alors un quartier fort peuplé jusqu'en 1851, alors qu'Orgelet comptait 2055 habitants et 576 ménages, 31 de ces derniers étaient domiciliés dans cette rue... Or, le salaire des ouvriers à cette époque était très modeste et presque chaque famille se met à élever deux ou trois vaches ou quelques moutons...
La maison, alors, change d'aspect, une pièce ou deux deviennent écurie ou grange, la façade s'orne de grandes portes en anse de panier. Et puis, après la dernière guerre, quand s'arrêteront les tanneries, quand sera proscrit aussi le petit élevage familial, les habitants de la Tisserie, presque exclusivement des retraités qui viennent y chercher le soleil, ravaleront les façades, supprimeront les grandes portes en arc de cercle, ouvriront de vastes croisées sur les rebords desquelles fleuriront en pot les géraniums.
Et quand l'Orgeletain se fourvoie dans cette « rue des retraités », car elle n'est pas une voie très fréquentée, il voit, assis sur un des bancs rustiques en pierre, des personnes âgées réchauffer leurs rhumatismes au soleil, en rêvant des belles demoiselles châtelaines ou des jeunes jouvenceaux qui cachaient leur premier amour dans ces étroites sentes ombragées qui dégringolent du château.
André Jeannin
Article paru dans Le Progrès