Quand le petit train se tortillait dans la rue des Fossés

 
"Rue des Fossés " : enccore un nom étrange rappelant l'époque d'Orgelet, cité fortifiée. Cette voie, autrefois, conduisait de la place au Vin à l'église. Elle était bordée de remparts au pied desquels couraient des fossés remplis d'eau. Devenus inutiles, pas entretenus ils sont tombés d'eux-mêmes à la fin du XVIIe siècle ; quant aux fossés ils ont été comblés pour former un mauvais chemin, fortement amélioré au cours des siècles, puisque actuellement, il est devenu une portion du CD 470 emprunté par tous les véhicules à moteur qui traversent la ville.
La rue des fossés à OrgeletCette rue des Fossés, une quinzaine d'années avant la Seconde guerre avait un aspect différent de celui d'aujourd'hui. Seul, subsiste de cette époque le café du Centre, restauré et rendu plus fonctionnel bien sûr, mais qui a perdu son atelier à sabots qui lui était contigu et qu'animait un ancien gendarme reconverti en commerçant et en artisan. On aimait le voir, à travers sa petite vitrine, penché, sur une espèce de cheval d'arçon sur lequel était prisonnier l'ébauchon, manier précautionneusement un grand couteau — le paroir — pour façonner les pointes et les semelles du sabot. Après quoi, il guidera avec dextérité la "langue de chat" et le "boutoir" pour affiner la chaussure. A côté du café du Centre plus imposant se situait l'hôtel de Paris dont l'enseigne sur la façade décrépie est encore visible aujourd'hui. Le propriétaire, homme rondouillard, jamais pressé, s'effaçait devant sa "forte" femme à la voix de stentor qui en imposait à tous, clients et serveuses, excepté pourtant à ses co-équipiers beloteurs qui l'ont mise "capot avec un carré de valets "...
Quelques années plus tard, après la retraite des hôteliers, l'arrivée d'un plus jeune et plus sportif gérand contribua aux retrouvailles tous les samedis soir dans une salle qui leur était réservée des joueurs de l'excellente équipe de football. Ils venaient taper le tarot, souvent d'ailleurs avec l'arbitre de la rencontre du lendemain "le grand Jules" un dolois, qui était bien vite devenu une espèce de mascotte de l'équipe... Les footballeurs discutaient aussi tactique en buvant des "laits grenadine" et en dégustent les "amourettes" — testicules de moutons — apportées par Charlot le boucher-footballeur.
En face de l'hôtel, au carrefour de l'hôtel, s'ouvrait sur les deux rues une mercerie que fréquentaient les dames avides de dentelles et de colifichets... Et puis à peine plus loin les vastes bâtiments d'une exploitation agricole avec les grandes portes en demi-cercle de ses granges, celles plus petites et rectangulaires donnant sur une pièce profonde et sombre, dallée, aux murs blanchis à la chaux et sur lesquels s'ancraient des rateliers hérissés de foin. Là, tiraient sur leurs chaînes de superbes montbéliardes au pis gonflé et aussi des bceufs placides et costauds. L'élevage et la polyculture ne suffisant pas à nourrir la nombreuse famille, on pratiquait le débardage du bois et la livraison des grumes sur de longs « barias » dans les scieries. La ferme, si active, si bruyante, rencontrait tout à coup le silence, le mystère, derrière le long et haut mur qui la continuait et qui cernait le domaine et l'habitation bourgeoise d'une famille orgeletaine. Bien sûr, cette vaste propriété ne s'était pas encore ouverte pour accueillir l'hôtel de la Valouse.
Le tacot dans le rue des fossésLa rue des Fossés avait le privilège de voir passer plusieurs fois par jour le petit train qui annonçait son arrivée par un jet de vapeur sifflante... se sachant regardé il se tortillait sur les rails et ralentissait pour être mieux admiré, ce qui permettait aux voyageurs pressés de descendre en marche et aux garçons imprudents de sauter sur les marche-pieds jusqu'au proche arrêt en gare, juste le temps de recevoir des escarbilles dans les yeux.
 
André Jeannin
article paru dans "Le Progrès"