Histoire d'un petit train de Lons à Orgelet
Au milieu au XIXe siècle, on pouvait gagner Lons en voitures tirées par des chevaux. Il existait alors deux services. L'un partait d'Orgelet à 7 heures de la place au Vin, et on le prenait le soir rue Lafayette. A son retour, au bas des monts de Perrigny, les hommes quittaient le véhicule, non pas pour le pousser, comme dans la fable, mais pour emprunter le vieux chemin. Arrivés à l'auberge du « Retour de la chasse », ils se désaltéraient en attendant l'arrivée de la voiture que les chevaux avaient fait gravir difficilement la pente. Le second service était celui du courrier. Une grosse diligence tirée par trois chevaux transportait les sacs jetés devant le bureau de poste place Saint-Louis (aujourd'hui place des Déportés). Puis elle repartait pour Moirans et SaintClaude. Elle mettra sept heures et demie à huit heures pour accomplir le trajet Lons Saint-Claude, mais le voyage est peu onéreux, il n'en coûtera que vingt sous aux Orgeletains pour se rendre au chef-lieu.
Une naissance difficile
Les premieres études concernant les voies ferrées secondaires dans le département du Jura, furent examinées à la session du Conseil général du mois d'août 1875. Le conseiller du canton d'Orgelet se fit le porte-parole de ses concitoyens. Il pouvait s'appuyer sur la délibération du conseil municipal du 18 mai, qui constatait que « la ligne par Pont-de-Poitte éloigne trop Orgelet de Lons-le-Saunier, et que l'embranchement par Nogna, Marnézia, Dompierre est beaucoup plus court, que de l'avis de chacun, il dessert mieux les intérêts d'Orgelet, qu'il offre tous les avantages sous le rapport du sol et du climat ».
L'affaire restera en sommeil sous le prétexte du peu de disponibilités du département et, le 13 août 1882, sept ans après, le Conseil municipal s'insurge : « Le délaissement auquel nous souffrons et dont nous souffrirons bien davantage encore dans quelques années, nous fait un devoir de réclamer pour les populations d'Orgelet et d'Arinthod les avantages que produisent les voies ferrées. Ce sera un acte de justice que nous attendons avec confiance du gouvernement de la République ».
Cet acte de justice tarde toujours jours à se concrétiser, même si en novembre 1882 il est rappelé la nécessité d'une ligne Publy-Cize, qui desservira les nombreuses localités éparses sur son parcours, telles que Orgelet, Arinthod, Thoirette. Enfin, le 15 janvier 1890, le maire donnera lecture à l'assemblée de l'arrêté ministériel qui ordonne l'avant-projet de la ligne de tramway d'Orgelet à Lons.
« Le Conseil, considérant que cette ligne de tramway à vapeur ne peut que favoriser le commerce et l'industrie du canton par le transport plus rapide et à meilleur compte des marchandises, considérant que l'agriculture surtout bénéficiera énormément de la ligne projetée par de plus nombreuses transactions sur le bétail, ainsi que sur les productions du canton agricole, constatant l'adhésion presque unanime de ce canton, ainsi que le constatent les onze cents signatures recueillies à ce sujet, donne un avis favorable et demande que les travaux d'exécution soient entrepris dans le plus bref délai possible ».
L'espoir est dans les coeurs, mais vive déception quand on apprend que le député Reybert, de l'arrondissement de Saint-Claude, veut privilégier son arrondissement en réclamant la construction d'une ligne Verges à Molinges, se faisant ainsi l'écho de deux cantons de sa circonscription, dont l'un à Saint-Claude, comme le spécifiera le conseil municipal lédonien, a toujours manifesté sinon une répulsion, du moins une indifférence profonde pour la direction de Lons-le-Saunier. Le Conseil général, qui avait donné son accord pour un tramway sur Orgelet épouse alors l'idée de Reybert, aussitôt protestation énergique du conseil municipal local dans sa séance du 26 juin 1892 "contre les projets de mofidication du Conseil général". Protestation écoutée puisque grâce à l'intervention du député de la circonscription de Lons, Trouillot, l'embranchement sur Orgelet sera accepté et qu'en février 1895 le Conseil municipal votera la première annuité de 250 francs et s'engagera à inscrire chaque année la même somme jusqu'à l'expiration des vingt annuités consenties. Entre temps, on a fixé l'emplacement de la gare, la municipalité étant en accord avec les 338 pétitionnaires qui demandaient son installation aux Prés-Catelins (6 ares à 100 francs le m2).
Travaux et inauguration
Les travaux sont rondement menés pour le lot n° 1 de Lons-le-Saunier à Moirans, avec l'embranchement sur Orgelet. Ils sont dirigés par l'entrepreneur Bougain, mais ils seront arrêtés cependant en 1897 à cause des intempéries et d'un éboulement à Revigny. Il faudra faire appel à deux cent trente soldats, travaillant pendant cinquante jours, pour rattraper le temps perdu.
La municipalité locale fut conviée à l'inauguration du 16 octobre 1898. « Monsieur le Maire, après avoir donné connaissaince d'une lettre de Monsieur Trouillot, ministre des Colonies et député de l'arrondissement de Lons-le-Saunier, l'informant que l'inauguration des tramways du Jura aura lieu sous la présidence de Monsieur Godin, ministre des Travaux publics, le dimanche 23 octobre, et qu'un train spécial sera mis à la disposition de la municipalité d'Orgelet et de ses invités pour le trajet d'Orgelet à la station de Bifurcation, propose aux membres du conseil de se rendre en corps aux fêtes d'inauguration et d'adresser aux membres des bureaux de l'hospice de Bienfaisance, de secours mutuel du Comice agricole, au lieutenant des pompiers, au chef de la fanfare à et Messieurs les Employés des diverses administrations, une invitation à se joindre à la municipalité pour participer à ces fêtes ».
Alors, depuis cette époque, régulièrement, le petit train accomplira journellement ses trajets et le Conseil municipal n'interviendra que pour réclamer une troisième voie à la gare, refuser l'agrandissement de cette dernière, demander la limitation de la longueur des trains, faire construire des contre-rails en bois au lieu des contre-rails métalliques, pour atténuer les risques d'accidents quand les voitures traversent la voie aux passages dangereux, et puis aussi protester contre « la vitesse exagérée de la marche des trains ».
Or, un tableau de l'horaire de ce train renseigne sur sa vitesse. Il parcourt la distance Lons-Bifurcation en une heure ; dix minutes d'arrêt pour faire le plein d'eau, puis départ pour la localité orgeletaine qu'il rejoindra en trente-etune minutes. Donc une heure quarante-et-une pour aller de Lons à Orgelet. Il est vrai que le trajet dans l'autre sens sera un peu plus rapide : une heure et vingt-cinq minutes ! Le terme « vitesse » avait un autre sens que le nôtre pour nos grands-pères !
Qu'importe après tout la durée du trajet, puisque les voyageurs, assis peu confortablement sur des banquettes en bois ou debout sur les platesformes au risque de recevoir des escarbilles dans les yeux, avaient au moins le temps d'admirer le paysage et de goûter d'enivrantes sensations quand, pris de fièvre, il se tortillait allègrement en descendant les « monts »... Ou bien quand il sifflait à toute vapeur avant de pénétrer dans le tunnel afin d'avertir les voyageurs qu'ils devaient fermer toutes les issues s'ils ne voulaient pas être incommodés par la fumée... Ou bien quand il ahanait en grimpant la pente à une allure si réduite que les jeunes, en septembre, quittaient les wagons pour marauder dans les vignes quelques grappes bien mûres.
Des souvenirs...
Il pourrait en raconter des histoires le petit train : évoquer le départ des poilus en 1914, des mobilisés de 1939; il pourrait dire que pendant la première guerre, le service voyageurs fut réduit et que des trains spéciaux furent créés pour le ravitaillement du front en bois et en vivres ; il pourrait aussi réclamer la médaille de la Résistance quand il accepta, en 1944, de se coucher sur la voie et obstruer la route dans les virages de Dompierre pour stopper l'avance d'un ennemi qu'on ne vit que quatre mois plus tard...
La fin du petit train
Il était normal que les Orgeletains éprouvent de l'amitié pour ce petit train qui faisait partie de leur vie quotidienne. Et ils regrettèrent que la concurrence routière obligeât l'administration, par un rapide décret, à supprimer l'embrenchement Bifurcation-Orgelet , le 9 mars 1946... Et puis furent déboulonnés les rails, fut démolie la gare... Il ne reste désormais pour évoquer le train et son époque que de nombreuses cartes postales que gardent jalousement, comme de précieuses reliques, quelques nostalgiques du passé.
André JEANNIN
Article paru dans Le Progrès