Autrefois les tanneries d'Orgelet
Au bas de la ville, les quelques vieilles bâtisses du hameau des « Tanneries » sont les reliques précieuses d'un passé économique prestigieux, quand le travail du cuir était l'activité principale d'Orgelet. Qui veut faire moisson de souvenirs découvrira encore l'ouverture cerclée des fosses, les bassins et quelques accessoires et outils précieusement recueillis dans un local désaffecté.
La naissance de cette industrie date du Moyen-Age et des parchemins de cette époque confirment que les tanneries, mégisseries favorisées par d'excellentes eaux, et les cordonneries aussi jouissaient d'une réputation lointaine. C'est évidement le ruisseau de Gevin qui explique l'installation de cette activité dans le vallon, assez loin d'Orgelet, pour que la puanteur n'atteigne pas la cité, ce ruisseau de Gevin, dont un adage disait que son eau « valait du vin » et plus tard un autre affirmait « qu'elle valait de l'or ».
Quelques documents retrouvés permettent d'évoquer les tanneries au cours des siècles. Ainsi, en 1614, neuf ménages de tanneurs vivent au hameau et la fabrication des cuirs a permis l'installation dans la ville de vingt-et-un cordonniers... Au milieu du XVIIIe siècle, une douzaine de tanneurs travaillent dans le vallon. D'ailleurs, un règlement de police draconien entend bien les y maintenir. L'article XIII, par exemple, stipule « Les tanneurs, corroyeurs et chamoiseurs ayant eu en tous temps en cette ville un lieu destiné à l'exercice de leur métier dit « Aux Tanneries », sur le ruisseau de Gevin, et attendu l'incommodité et la puanteur que l'exercice de ces métiers apporterait dans l'intérieur de la ville, il est défendu d'établir dans l'enceinte de cette ville et de ses faubourgs, plains ou fosses de tanneries, d'y plainer les peaux et les cuirs, d'établir aucun atelier propre à ces métiers ». A cette époque, les deux principales tanneries appartiennent à MM. Charnal et Recy.
Pendant la Révolution, la terrible loi de réquisition en 1794 n'épargne pas cette industrie : les cuirs sont réquisitionnés chez les tanneurs et distribués aux cordonniers pour fabriquer des souliers... et chacun de ces artisans doit fournir chaquie décade « dix paires de souliers à peine d'être déclaré suspects. Le 1er Empire s'est intéressé particulièrement aux tanneries. Le ministre de l'Intérieur Montalivet fait parvenir au préfet le 24 novembre 1811, une demande de renseignements sur les tanneries dans son département pour établir une « statistique industrielle ». Transmise au maire d'Orgelet, M. Babey, elle recevra réponses les 7 janvier, 3 et 14 février 1812, et on apprend que les tanneurs sont plus nombreux qu'en 1755 et que leur commerce est plus étendu. Depuis la Révolution, le commerce a pris une plus grande activité et plusieurs tanneurs font les foires de Besançon et de Chalon ; ils y connurent des marchandises variées et y ramenèrent du cuir avec poils qu'ils travaillent chez eux, ou remettent aux tanneries des communes voisines (Lons-le-Saunier et Saint-Amour). Le questionnaire très précis, conduit à des réponses précises aussi : il existe quarante-deux foyers de tanneurs qui fabriquent annuellement 1200 cuirs de veau, 800 de moutons, 600 de boeufs, vaches, chevaux. Précision intéressante aussi sur la dimension des fosses : 2,25 m de profondeur, 2,25 m de diamètre, dans lesquelles on peut placer 40 peaux de boeuf ou 120 de vache et de cheval, ou 300 de cheval, mouton et chèvre ; enfin sur le salaire du tanneur : 0,50 F à 2 francs par jour.
En 1826, sous Chartes X, un nouveau questionnaire est envoyé au maire d'Orgelet, mais il interroge surtout sur les substances astringentes employées, et il est dit dans la réponse qu'on emploie « exclusivement l'écorce de chêne car elle donne plus de fermeté au cuir, le rend meilleur et plus durable, tandis que l'écorce de sapin rouge est plus chère, plus corrosive, plus grasse ! ».
C'est entre les deux guerres que les tanneries orgeletaines atteignirent leur apogée. Plus de cent ouvriers étaient employés et les patrons tanneurs étaient nombreux : Gerdil, Peuget, Ligier, Ragut, Gros, Grandclément, Parnet. Malheureusement, l'eau en Gevin n'était plus assez abondante (il faut 600 litre d'eau pour chaque peau), si bien que certains d'entre eux durent quitter le pays ; ce fut le cas de Peuget qui s'installa à Lons-le-Saunier, Gros et Grandclément. Et puis l'une après l'autre, les tanneries fermeront leurs portes, le cuir français étant concurrencé par le cuir américain et la matière plastique... Seule la tannerie Gerdil vivotera après guerre avec un effectif d'ouvriers très réduit, mais la faillite de la banque Prost précipitera sa chute en 1953... Dans la plupart des bâtiments s'installeront des tourneries.
Le principe du tannage est de rendre les peaux fraîches, imputrescibles et difficilement perméables par la fixation du tanin sur les fibres de ce qui deviendra le cuir. Les opérations sont multiples et se divisent en deux catégories : d'abord le travail au ruisseau qui comprend la trempe puis l'écraminage (enlèvement des crottes et du sang coagulé), l'épilage à l'aide d'une curse ou couteau à ardoise, enfin l'écharnage au moyen du couteau droit ; commençait ensuite le tannage proprement dit avec son labeur le plus important : le refaisage qui consistait à neutraliser par apport de jus acides les réactions chimiques basiques de la peau. Ces jus étaient obtenus par décoction dans une cuve d'écorces de chêne. Ceci fait, étaient pratiqués le couchage en fosses, l'étendage des résidus d'écorce le lavage de la fosse et le soufrage.
Des activités annexes
Ce travail du cuir avait permis l'installation dans un périmètre proche de petits artisanats qui ont disparu de nos jours. Sur la Valouse, à Ecrilles, l'eau qui tombait sur les pales d'une grande roue produisait l'électricité qui actionnait les moteurs de deux moulins, qui assemblaient les écorces de chêne et de deux presses qui foulaient les cuirs pour les adoucir après qu'ils avaient été tannés et corroyés. Un broyeur à vapeur qui écrasait les écorces existait préalablement sur le plateau des Tans, baptisé actuellement par déformation du nom d'origine d'Etang. Et puis plus originale encore, cette fabrique de colle qui utilisait les résidus des tanneries, et qui était située à proximité de l'étang des Colles, dénommé de nos jours étant d'Ecole.
C'était aussi sur ce plateau des Tans, que les ouvriers tanneurs faisaient sécher les petits morceaux d'écorce de chêne, appelés - c'est un provincialisme - « poussec », lequel avec les copeaux des tourneries était un des principaux combustibles dont on se servait dans les fourneaux.
De nos jours, les anciens tanneurs ont presque tous disparu. Et pour évoquer cette importante activité de jadis, ne survivent que les empreintes des fosses, les ossatures des cuves, quelques outils rouillés ou accessoires abimés, le nom des lieux, parfois déformé, et de vieux adages qui reviennent parfois, on ne sait pourquoi - tel celui qui affirme que pour faire du cuir, il faut « du tan et du temps ».
André Jeannin
Article paru dans Le Progrès