Si au début du siècle la Valouse au pont de Vaux et l'Ain au pont de la Pyle attiraient les Orgeletains, les étangs qui ponctuaient la plaine du Vernois étaient aussi très fréquentés. L'étang d'Ecole, peut-être parce qu'il était le plus proche d'Orgelet, recevait le plus grand nombre de visiteurs. Mais il y avait d'autres raisons: il était nimbé de mystères ! D'abord son orthographe exacte : étang d'Ecole comme l'indique la carte postale ancienne ? Mais quelle école et à quel siècle ? Ou étang des Colles comme l'ont toujours affirmé de vieux Orgeletains qui, en ces lieux, avaient vu prospère une fabrique de colle qui utilisait pour matière première les déchets de viande râclée sur les peaux des tanneries locales, activité primordiale du chef-lieu pendant des siècles... Et pour preuve, la présence des derniers loups de la région qui venaient se repaître de ces détritus et dont on apercevait les ombres mouvantes, les soirs de clair de lune. Ces loups hantaient-ils déjà ces lieux au Moyen-âge au moment des grandes invasions? quand de furieux combats se sont livrés aux abords de l'étang où les sables de nombreux tumuli ont révélé des sépultures de pierre fournies en squelettes et à côté des débris de cuirasses damasquinées, des boucles de ceinturons en bronze, deux pièces de jugulaire d'un casque, un anneau de chevalier en argent, une médaille athénienne du même métal portant d'un côté une tête de Minerve casquée...
Mais en vérité, ceux qui se rendaient à l'étang des Colles, il y a quelques décennies se moquaient éperdument des combats qui avaient pu s'y dérouler, ils venaient pêcher. Lignes de bambou sur l'épaule, panier d'osier frappant le bas du dos, ils parcouraient à pied les deux kilomètres avant d'atteindre les rives. S'ils étaient les premiers, ils se plaçaient dans le champ à l'est et lançaient leurs lignes dans la trouée étroite entre de grands joncs sinon ils s'asseyaient sur l'énorme pierre en bordure de la route, ou bien ils entraient, jambes nues, pantalons retroussés dans les eaux vaseuses, domaine des sangsues qui zébraient leur épiderme de traits noirs qu'ils arrachaient difficilement. Jamais de pêche miraculeuse, mais quand le bouchon s'enfonçait en filant vers les joncs, si le ferrage était réussi ils capturaient l'étourdi carpillon, ou la tanche svelte vert bouteille ou parfois une superbe carpe ventrue qui cuite au four, aromatisée et baignant dans le vin blanc sera un mets apprécié. Les sangsues qui pompaient le sang, les serpents d'eau qui glissaient entre les jambes perturbaient les pêcheurs, moins pourtant que le troupeau de la ferme voisine qui pataugeait pour s'abreuver et faisait fuir les poissons dans les joncs qui se balançaient sous leur assaut.
A quelque deux cents mètres, entre des bouquets d'arbres dormaient les eaux vaseuses fleuries de deux ou trois nénuphars d'une petite mare appelée «étang de Sézéria». S'arrêtaient sur ses bords les amateurs de pêche à la grenouille. Leurs coassements inharmonieux les faisaient découvrir avec les agates de leurs yeux globuleux et le soufflet de leur goître. Alors, sans bruit, on lançait le plus près possible de la rainette arc-boutée sur une large feuille, un morceau de chiffon rouge accroché au triple que l'on faisait danser sur l'eau. La grenouille est comme le taureau, le rouge l'excite... silencieuse elle s'approchait lentement à la nage puis soudain tel un ressort, elle bondissait sur le leurre. Un ferrage énergique, la balançait, captive sur le pré. Restait à l'assommer, la décapiter la «déculotter» sur place... les cuisses feraient les délices du prochain repas. Ces deux étangs se sont taris parce que des protecteurs de pétrole ont violé de leur trépan la nappe phréatique, mais ceux qui croient en la poésie des lieux, à la vertu des baguettes des fées, affirment que ces dernières qui se plaisaient dans ces étangs nimbés de brume où les fuseaux des joncs avaient la forme de leurs quenouilles et où l'on trouvait les salamandres d'or et de jais qui ornaient les tapisseries des châteaux, se sont vengées et on fait fuir les eaux.
ANDRÉ JEANNIN
Article paru dans le Progrès