Sur le banc... du chalet

D'ici quelque temps, le nouveau chalet construit route de Moutonne va entrer en fonction. Alors égrenons quelques souvenirs de l' « ancien » ! On l'appellait encore fruitière ou fromagerie et il fut pendant de longues années le rendez-vous de la plupart des Orgeletains. Avant guerre, l'activité agricole était prédominante dans la localité : on comptait une bonne vingtaine de cultivateurs-éleveurs. Associés en coopérative avec un président nommé par le conseil d'administration, ils choisissent un fromager chargé de fabriquer le gruyère (on ne disait pas comté, à l'époque) et le beurre.

L'ancienne fromagerie d'OrgeletLe chalet comprenait d'abord une grande salle de fabrication, au sol dallé et, première vision qui persistera, celle journalière d'un employé, manches de chemise retroussées, en pantalon bleu et sabots, nettoyant à grands coups de jet le sol pierreux. L'eau était froide, la pièce chauffée, aussi la vapeur produite dissimulait le pèse-lait pour la coulée, une espèce de grand entonnoir avec un tamis pour arrêter les « chenis », dans lequel le cultivateur versait son lait qui était recueilli dans un grand récipient suspendu à un système de balance à curseur que l'on déplaçait sur un axe horizontal gradué. Le poids défini, le fromager l'inscrivait sur le carnet du sociétaire et sur celui qui restait au chalet...

Quand la vapeur disparaissait, surgissaient alors les deux chaudrons ventrus, en cuivre rouge étincelant, pendus à une potence mobile qui les plaçait au-dessus d'un foyer circulaire, dans lequel rougeoyaient des braises qui enflammaient des fagots apportés par les sociétaires. Le matin, on pouvait voir le fromager, armé de son tranche-caillé, brasser le liquide, puis plonger une toile à l'aide d'une baguette souple pour emprisonner la masse du lait caillé et la mettre sous presse... Les autres pièces de la fromagerie étaient moins connues : d'abord la chambre à lait aux murs percés de meurtrières, où le lait repose dans des cues peu profondes pour livrer sa crème et puis la cave à fromage ; sur les étagères se tournent et se salent les meules pour l'affinage.

A cette époque, au moment des coulées, mais surtout à celle du soir, il régnait une activité fébrile. Arrivaient d'abord les sociétaires. Le lait qu'ils venaient de traire remplissait une bouille fixée au dos par des courroires et un ou deux seaux à anses. Et s'accomplissaient les actions rituelles : verser le lait dans le pèse lait, vérifier le poids, laver les récipients vides à grande eau, dans un tintamarre infernal et se grouper dans un coin de la pièce pour discuter... Les pourvoyeurs jetaient parfois un regard discret sur les clients qui tendaient leur bidon pour recevoir la ration journalière de lait frais, car le lait pasteurisé n'existait pas ; aussi tout Orgelet venait se ravitailler au chalet.

Parmi les clients, se trouvaient quelques originaux qui ne voulaient que le lait apporté par tel ou tel éleveur, parce que, à leurs dires, il était de qualité supérieure... A la coulée du soir, venaient aussi les adolescents ; c'était une des rares occasions de rencontrer leur amoureuse à qui les parents, retenus au logis avaient confié pour un soir la mission d'aller chercher le lait. Alors le couple s'isolait dans l'obscurité et les baisers se donnaient en rafales, car le temps accordé à la commissionnaire était court... Cette disparition des jeunes intriguait les commères qui, assises depuis fort lontemps et pour longtemps encore sur une longue et large planche fixée au mur par trois barres de fer perçaient la nuit, pour le lendemain alimenter la chronique des faits divers et dire n'importe quoi sur n'importe qui.

Les gamins, eux, venaient à la coulée du soir pour tester leur virtuosité dans les tourniquéts rapides, à bout de bas de leur bidon rempli de lait... Mais c'était surtout le jeudi vers 11 heures qu'ils pénétraient dans. la fromagerie pour quémander poliment un « bout de rognure »-espèce de ruban boursouflé qui débordait du moule et que tranchait le fromager. Cette rognure était délicieuse, on la mastiquait comme du chewing-gum au goût de lait caillé de caillette aigre et de sel ! La fabrication moderne du Comté a supprimé la rognure...

André JEANNIN
Article paru dans Le Progès du 6 février 1994