L'adjoint au maire d'Orgelet avait organisé une amicale réception pour fêter sa promotion. L'occasion de félicitations mais aussi pour le nouveau promu de donner son message : la nécessité de revaloriser le travail manuel

Dans les salons de l'hôtel-restaurant du Val de Sorne, Guy Bidard élevé au rang de chevalier de la Légion d'honneur fêtait l'événement.
Le sénateur Jourdain donna un aperçu de l'oeuvre accomplie par Guy Bidard hanté par «un souci d'évasion continuel, une envie de fuir les sentiers battus». Tous les ouvrages que vous avez réalisés, dit-il, prouvent votre rigueur, votre correction, votre détermination et trois qualités vous caractérisent «travail, dialogue social, participation» aussi il était normal que le ministère du Travail vous élève au rang de chevalier de la Légion d'honneur. Le maire d'Orgelet dit sa satisfaction de pouvoir compter sur un adjoint bâtisseur aussi compétent.

Guy Bidard, qui considère le métier de bâtisseur comme «le plus beau métier du monde» celui qui lui a permis de réaliser des ouvrages de toute première importante pendant 45 années dans une bonne quinzaine de pays, en révélera les multiples facettes... d'abord une vie fascinante de voyages et d'aventures avec comme toile de fond «une existence paradisiaque»... cependant «contrôler une station de sports d'hiver au Chili ou un aérodrome dans les Caraïbes n'est pas la même chose que d'y aller en touriste» ; ensuite une fierté de sortir vainqueur des incessants combats avec la nature mais qui s'accompagne toujours d'une «grande leçon de modestie, car aujourd'hui les images satellites replacent l'homme à sa vraie dimension dans l'immensité de l'univers, enfin une «vie passionnante, mais avec un métier d'homme difficile à appréhender avec ses échecs, ses souffrances humaines mais aussi ses succès, ses joies et les satisfactions, le bonheur simple de la réussite partagée».

Redorer le blason du travail manuel

Et Guy Bidard, avant de remercier ceux qui lui ont donné la chance de réussir - parents ayant inculqué les principes incontournables du travail, de la morale et du civisme; instituteur dévoué et compétent, grands entrepreneurs qui lui ont appris son métier, famille unie au premier rang de laquelle une épouse exceptionnelle qui a parfaitement jaugé l'homme et son métier veut convaincre ceux qui éduquent les jeunes, ceux qui gouvernent «qu'il est plus que temps d'agir pour redorer le blason du travail manuel si l'on ne veut pas qu'une ère où l'on bâtissait en pierre sombre dans une autre qui ne saurait résister à l'épreuve du temps et où l'on ne bâtirait qu'en papier. Alors nombre de ces jeunes aujourd'hui inquiets et moroses, qui pourraient être demain rejetés ou exclus, verront enfin la chance leur sourire.

ANDRÉ JEANNIN

Les personnalités
Parmi les invités le sénateur Jourdain, le président du conseil généra Bailly, le colonel de gendarmerie Jeannin, le directeur général des services & conseil général : Bernard Roux, le président de la société d'entraide des membres de le Légion d'honneur: le général Tonnaire, le conseilles général maire d'Orgelet Perrier, M. Dieudonné (CCI) et de nombreux amis orgeletains. Le député Pélissard était représenté par son attaché parlementaire.

Un grand bâtisseur
Guy Bidard est né en 1927 dans la région parisienne où son père était employé des chemins de fer de l'État. Sa mère était orgeletaine, issue de vieilles familles du lieu...
Il obtient son diplôme d'ingénieur à 20 ans. Il se mariera en 1953 et aura trois enfants.
Dès 1947 il commence une longue carrière d'ingénieur du Génie civil qui l'amènera à diriger de nombreux et importants chantiers en France et à l'étranger. Parmi les grands travaux dont il aura la charge citons: les agrandissements des ports d'Alger, Bougie, Djidelli et Arzew : les pénétrantes sahariennes; la base lance-fusée d'Hammaguir au Sahara; des ports de commerce et de plaisance en France (La Rochelle, La Pallice) de grands viaducs autoroutiers, des aménagements fluviaux, des barrages et aménagements hydroélectriques (Savoie, Massif Central, sur le Rhône, au Maroc, en Algérie et celui du groupe-turbine-pompe de Vouglans...).
En temps que chef de file de groupements de grandes entreprises internationales, il dirige la construction du tunnel sous la manche, du métro de Caracas au Vénézula, du port phosphatier de Jorflasfar au Maroc, de l'aéroport de Goma au Zaïre mais aussi de grands chantiers au Chili au Brésil, en Uruguay, à Saint-Domingue en Asie du S.E. ; en Tunisie, au Congo et au Gabon en France aussi : aménagements pour les Jeux Olympiques d'Albertville ; viaducs et tunnels de l'autoroute A40, l'opéra Bastille, modernisation du port de Calais.
Guy Bidard a pris sa retraite en 1990 à Orgelet ; il continue à suivre les sociétés qu'il dirigeait précédemment et dont il est resté administrateur et président d'honneur.

 


 

Discours de Guy Bidard

Merci Monsieur le Sénateur, d'avoir retracé avec beaucoup de gentillesse mais aussi d'humour, les étapes d'une carrière d'ingénieur comme il en est beaucoup, mais que j'ai eu la chance de vivre à une époque faste, qu'on a appelée les Trente Glorieuses et durant laquelle les entrepreneurs français de génie civil ont eu à réaliser en France et encore plus hors de nos frontières des ouvrages de toute première importance, voire même exceptionnels. C'est peut-être parce que j'ai eu la responsabilité d'en mener un certain nombre à leur terme que le gouvernement a cru devoir m'en donner témoignage. J'y suis très sensible car, sans être cocardier ,je ne suis pas de ceux comme Lamartine qui, bien que la République l'ait tant honoré, se permettait de dire " La Légion d'Honneur : c'est un honneur qu'on perd en ôtant son habit ".
Chers amis, au travers des propos de Monsieur JOURDAIN vous aurez compris que le champ géographique de mes activités professionnelles, outre la France, a surtout embrassé le continent africain et l'Amérique du Sud, au total une bonne quinzaine de pays, plus quelques territoires français lointains, où hélas je n'ai pas eu le loisir de résider. Ce soir sera donc pour moi l'occasion de vous faire part de quelques réflexions inspirées par quarante cinq années d'une vie passionnante assortie de nombreux voyages et que je me suis promis de retracer dans un album souvenir à léguer à mes petits enfants mais auquel il serait grand temps que je me consacre enfin.

Que dire donc d'un métier un peu particulier consistant pour une large part à aller, loin de ses bases réaliser dans sa jeunesse, puis superviser ensuite la construction d'ouvrages souvent difficiles, chez des gens ne parlant pas notre langue et la plupart du temps n'ayant pas les moyens financiers de leurs ambitions.
Un de mes maîtres assimilait avec humour ce métier, au métier de tailleur, pas le tailleur de pierre, mais bien celui qui fait des vêtements sur mesure. Etrange direz vous. Mais il ajoutait un tailleur un tantinet original qui, au lieu de travailler dans son atelier irait faire un costume à domicile chez un monsieur qu'il n'aurait jamais vu, avec un tissu fabriqué localement et n'ayant aucune tenue, le monsieur ne sachant pas s'il veut un costume droit ou croisé, le prix devant être fixé de façon ferme avant de commencer le travailla qualité exigée celle des meilleurs faiseurs londoniens,mais le paiement en étant toujours différé .
A ce jeu qui s'apparente fort à la roulette russe, je n'ai vu au cours de mes pérégrinations dans le monde que les Italiens pour égaler les Français. Il est vrai qu'ils sont très habiles dans la confection de costumes élégants et pas chers .

Mais venons en aux faits. Un certain nombre d'entre vous pensent sans doute que s'il est intéressant d'édifier l'Opéra Bastille, de construire un barrage sur 30 mètres de vase dans l'estuaire de la Vilaine ou de percer les tunnels de l'autoroute A 40, il est encore plus passionnant de creuser une centrale hydroélectrique souterraine dans la Cordillère des Andes, d'ouvrir une route dans l'impénétrable Mayombe congolais, ou de construire un aérodrome dans les Caraïbes. Et il n'y a qu'un pas à franchir pour penser, même et surtout l'âge venant et les responsabilités avec, que n'étant plus en permanence sur le site des chantiers mais voletant de l'un à l'autre, il s'agit là d'une vie fascinante de voyages et d'aventures avec comme toile de fond un exotisme paradisiaque.
Je vais sans doute vous décevoir mais contrôler la construction d'une station de sports d'hiver à Valle Névado au Chili ce n'est pas tout à fait la même chose que d'y aller en touriste.
Car, en vérité les voyages au long cours, dans les situations que j'ai connues se résumaient à des centaines d'heures d'avion, quasiment toujours de nuit, entrecoupées de passionnants trajets de taxis entre hôtels et aéroports. Bien sûr je ne serais pas sincère si je disais n'avoir jamais eu le loisir de flâner dans la médina de Fez ou le musée de l'or de Bogota, de passer un dimanche dans la réserve d'animaux des bords du lac Victoria ou les ruines de Babylone. Mais l'exotisme se traduisait souvent par des scènes moins idylliques comme celle d'une troupe d'éléphants cherchant vainement à la tombée de la nuit son habituel point d'eau détruit par la ruée d'une armada de bull-dozers défrichant la forêt primaire. Et le fait de construire un émissaire sur la plage de Copacabana n'était pas forcément la meilleure méthode de voir tomber dans les bras de vos collaborateurs - quoi qu'ils en aient dit - et encore moins dans les vôtres les jolies brésiliennes se dorant au soleil sous le regard sévère du Christ du Corcovado. Quant à rêver d'aventures, s'il est vrai qu'à l'ouverture des grands chantiers de l'Orénoque au Vénézuela et de l'Ogoué au Gabon les sites n'étaient accessibles qu'en pirogue ou en hélicoptère, il aura fallu bien peu de temps pour que des pistes aux dimensions d'autoroute et des bases-vie climatisées viennent enlever la tentation aux plus hâbleurs de se faire passer pour des Christophe Colomb ou des Savorgnan de Brazza. Et puis, voyez vous la fierté d'être confronté à la réalisation de tels ouvrages, même et surtout si vous sortez vainqueur des incessants combats qu'il vous faut livrer avec la nature et les éléments, s'accompagne toujours d'une grande leçon de modestie.

Construire un barrage de quelques 20 millions de m3 de terre et de pierres ou un chemin de fer de 1.000 Kms en forêt équatoriale peut paraître une oeuvre considérable, mais la juste proportion en est donnée aujourd'hui grâce aux images satellites qui replacent l'homme à sa vraie dimension dans l'immensité de l'univers et montrent la vanité de tels dés à coudre de sable à l'échelle de la planète. Mais alors pourquoi parler de vie passionnante ? Eh bien, tout d'abord je ne vous apprendrai rien en vous disant qu'en 1947 les satellites n'avaient pas encore pris leur place sur orbite. Il fallait reconstruire le pays, ses routes, ses ponts, faire face à des besoins croissant d'énergie. Dans les colonies mais aussi dans le monde les demandes d'équipement étaient considérables : ports, barrages, aérodromes. Un champ d'expérience formidable s'ouvrait devant nous les jeunes qui vivions alors pleinement le légitime engouement d'une fin d'épopée coloniale particulièrement brillante On passait de l'ère de la vapeur à celles de l'électricité, du pétrole, de l'électronique et du nucléaire . Avoir devant soi de telles perspectives d'avenir et s'imaginer déjà en action en France ou mieux encore outre-mer : qui aurait résisté au chant des sirènes malgré les réticences des parents apeurés .11 n'est pour s'en convaincre, que de feuilleter le Livre d'Or des entreprises françaises de cette époque que je conserve précieusement dans ma bibliothèque C'est donc avec foi et enthousiasme que frais émoulu de l'école j'abordai à 20 ans le métier de bâtisseur que je considérais alors et que je considère toujours - mais suis-je impartial - comme le plus beau métier du monde . Et tel Aznavour à ses débuts, il est vraisemblable que je me voyais déjà en haut de l'affiche, sur les traces de Ferdinand de Lesseps ou d'Eiffel, à Suez ou à Panama me croyant sans doute capable de faire aussi bien qu'eux qui avaient su montrer au monde entier ce que pouvait le génie de la France.Duparchy,un jurassien né à deux pas d'ici n'avait-il pas tracé la voie au siècle dernier tout comme Jean François Cordier d'Orgelet un siècle auparavant.

Lorsque ce rêve s'est mué en réalité, il s'est agit bien sûr d'une réalité plus prosaïque, faite de succès et d'échecs mêlés dans une litanie de chantiers. Dans ce métier d'hommes, difficile à appréhender et encore plus à dominer j'ai connu bien des souffrances humaines. Il faut avoir vécu les éboulements de montagne meurtriers, la fureur des océans, les crues dévastatrices, les éruptions volcaniques et les révolutions sanguinaires pour témoigner du courage de ces millions d'hommes auxquels je suis fier d'appartenir et qui ont laissé ou laisseront demain encore sur la terre la trace d'une oeuvre qui leur survivra et pour laquelle bon nombre ont fait le sacrifice de leur vie Mais à côté de ces souffrances combien de joies et de satisfactions .Bonheur simple des équipes de mineurs faisant leur jonction sous la montagne des constructeurs de barrage maîtrisant une rivière, des marins avançant mètre par mètre une digue de port que la mer perfide est toujours prête à détruire.
Et bonheur aussi de leurs chefs, des chefs heureux, c'est à dire non pas ceux à qui l'on annonce les bonnes nouvelles, mais ceux à qui l'on apporte les embêtements, les soucis, les drames J'ai grandement eu ma part de ce bonheur que j'ai partagé avec beaucoup de jeunes.
Et c'est en souvenir de tout cela que je voudrais convaincre ceux d'aujourd'hui, hésitants ou mal informés, de ne pas avoir peur d'aller comme apprentis, compagnons, techniciens ou ingénieurs vers ce métier que d'aucuns considèrent, hélas, comme celui où l'on échoue, en désespoir de cause, lorsqu'on a été banni de toutes les disciplines scolaires que l'on croit plus intellectuelles et qui se veulent dominatrices. Dans le même temps ,je forme des voeux pour que soient convaincus ceux qui les éduquent, comme ceux qui nous gouvernent, qu'il est plus que temps d'agir pour redorer le blason du travail dit manuel si l'on ne veut pas d'une ère où l'on bâtissait en pierre, sombrer dans une autre qui ne saurait résister à l'épreuve du temps et où l'on ne bâtirait qu'en papier.

Ce n'est qu'à ce prix que nous pourrons voir demain dans les entreprises rurales des progrès significatifs et qui sont indispensables en matière d'organisation du travail, de sécurité, de qualité, d'innovation et de gestion.
Alors nombre de ces jeunes aujourd'hui inquiets ou moroses et qui pourraient être demain rejetés ou exclus verront enfin la chance leur sourire, une chance comme celle qui a marqué les étapes de ma vie .
Chance d'avoir eu des parents m'ayant inculqué les principes incontournables du travail de la morale et du civisme. Que n'ai-je le talent de Pasteur, notre géant jurassien, pour leur rendre hommage comme il sut si bien le faire aux siens dans son fameux discours de jubilé à la Sorbonne.
Chance d'avoir eu des instituteurs hors de pair, tel que ce père Gigi, rescapé de la guerre 14/18, qui me garda 3 ans dans la classe du certificat d'études, pour cause de dispense d'âge refusée, en me faisant faire les programmes des classes supérieures. Chance d'avoir appris mon métier avec de grands entrepreneurs, des vrais, ceux dont l'entreprise portait le nom, et qui ont fait le renom de la France , chance ensuite d'avoir eu des collaborateurs devenus des amis et qui oeuvrent aujourd'hui aux premiers rangs des grandes entreprises françaises, mais aussi des collaborateurs plus effacés et peut-être plus attachants encore dont certains m'ont sauvé la vie dans des circonstances tragiques. Chance enfin d'avoir pu m'appuyer sur une famille unie, au premier rang de laquelle une épouse exceptionnelle ayant parfaitement jaugé l'homme et son métier et qui sut à tout moment pallier la contrepartie négative dans la vie familiale du travail passionnant de son époux. Je n'en dirai pas plus, avouant par là même mon incapacité à traduire par des mots l'étendue de ce que je lui dois.

C'est tout cela que je souhaite à ces jeunes, à mes petits enfants et à tous les enfants de leur âge quand sera venu pour eux le temps de prendre la vie à bras le corps. Ils n'auront peut-être pas tous au cours de leur carrière, car les temps ont changé, la possibilité d'apprécier le spectacle insolite d'une fête fétichiste au pays des pygmées, le pain de sucre de Rio de Janeiro émergeant de la brume matinale où la douceur d'une nuit étoilée dans une oasis saharienne. Mais ceux qui auront l'opportunité - qui existe toujours - et le courage de partir ou même tout simplement ceux qui auront choisi de faire ce métier ici en France, pourront lorsqu'ils en seront à vivre les années d'un repos bien gagné, résumer comme moi leur existence en trois mots.
Trois mots qui seront les derniers d'un propos que je terminerai par une courte anecdote.
Le premier chantier où j'ai eu à faire mes preuves était un grand barrage dans l'Atlas algérien. J'avais 22 ans et avec trois autres jeunes ingénieurs nous nous partagions la conduite des travaux Nous formions une joyeuse équipe de célibataires pour la plupart, dont l'un dans ses temps libres s'essayait à écrire son premier roman. Le héros de l'intrigue - un jeune ingénieur de chantier bien sûr, et amoureux de surcroît - était un personnage de composition mêlant les deux personnalités - au demeurant fort différentes - de l'auteur et de moimême. Le scénario était émaillé de truculentes histoires vécues sur le chantier. Le roman eut un certain succès et fut porté à l'écran. Gérard Philippe - eh oui - interprétait ce rôle, qui ne fut sans doute pas le plus notoire de sa brillante carrière, mais où il était cependant un peu moimême. A la fin du film, où l'on baignait dans la chaude ambiance des chantiers de l'époque, il confessait, dans une phrase que j'ai depuis faite mienne :
" En essayant dans ma vie de faire oeuvre d'homme, je suis sûr malgré tout d'avoir eu " LA MEILLEURE PART ".