Les 15 août au Café Sarrand

En 1920, il y avait pléthore de débits de boissons à Orgelet : on en comptait 21 disséminés dans la vieille ville qui ne comprenait pas encore de quartiers périphériques. Certains étaient nés parce qu'ils se trouvaient sur le trajet des ouvriers tanneurs très nombreux à l'époque ; ils s'y arrêtaient matin, midi et soir pour boire en vitesse, leur canon de rouge ou leur petit verre de marc, d'autres occupaient un emplacement privilégié dans une rue commerçante, tel le Café de Paris ; d'autres enfin étaient le rendez-vous des jeunes parce qu'on y dansait les samedis soir ou les dimanches après-midi au rythme d'un orchestre local ou d'un piano mécanique.

Jules Sarrand, marchand de bois à OrgeletEt puis, situé à l'extrémité de la rue du Faubourg, le Café Sarrand tributaire des foires - et surtout celles des bovins - les plus importantes du département en ces années 20 ! Venus très tôt, les maquignons et les éleveurs savaient trouver sur le champ de foire la mère Thomas sous sa tente. Cette femme, qui exploitait un café au bas de la Grande-Rue, se déplaçait pour leur servir une soupe chaude. La tenancière décédée, sa succession était à prendre. Et justement, en face du Champ de Foire, la vaste maison de M. Peuget est à vendre. Bonne aubaine pour M. Sarrand, un marchand de bois qui demeure place au Vin et qui cherche un bàtiment plus vaste pour son commerce. Devenu propriétaire, il décide, tout en continuant son métier, d'ouvrir un café que tiendra son épouse.

La salle n'a rien d'original. On y pénètre par une porte vitrée et on bute très vite sur un comptoir perpendiculaire à l'entrée d'une seconde pièce où demeure la famille... Dans la pièce des tables et des chaises bien sûr, quelques unes au tablier de marbre peut-être pour ne pas risquer de s'enflammer quand, l'hiver, le cylindrique poêle à sciure, rouge comme une écre-visse cuite, propulse ses calories infernales. En temps normal, Mme Sarrand, une petite femme alerte, robotique, officie seule, son mari, homme des bois, ne pouvant s'habituer à ce sédentarisme et comme il craint que son épouse s'étiole dans cette atmosphère enfumée, il l'invite parfois à fermer son estaminet pour venir l'aider à décharger un wagon de bois, en gare.

Le café Sarrand à OrgeletLes jours d'une semaine ordinaire, la clientèle est rare... Ne s'y arrêtent que les habitants des communes voisines, secteur Moutonne, venus à Orgelet pour faire quelques commissions, parfois des footballeurs assoiffés, depuis que le stade est à proximité, les Orgeletains qui se rendent ou reviennent de la salle de cinéma de M. Cottet toute proche, les paysans venus faire ferrer leurs chevaux par M. Chavet dont l'atelier jouxte les granges du café, et la quadrette de joueurs de cartes qui, parfois viennent disputer «une bête».

Pas question par contre de fermer le café le 24 du mois, jour de foire. Au contraire on a ouvert les remises qu'on a meublées de grandes tables en bois et de bancs. Depuis l'aube, c'est un va et vient continuel de maquignons en grandes blouses, agités, cacophoniques qui se gargarisent avec des canons de blanc avant de conclure un marché, ou qui viennent affamés apprécier le grand bol de pot au feu, le rôti, les haricots en grain et la purée, inéxorable menu proposé. Ils prennent leur temps mais invectivent pourtant les serveuses qui «traînassant» et ne se soucient guère de leur cheval attaché à une boucle du mur et qui piaffe d'impatience.

Foire aux bovins à Orgelet dans les années 1920Cette animation des jours de foire n'est rien par rapport à celle que connaîtra le café pour la fête patronale du 15 août qui se passe sur la Promenade de l'Orme à un jet de pierre du Café Sarrand. Une foule cosmopolite, bruyante, prendra d'assaut les tables placées dans tous les aires du bâtiment pour dévorer les sandwichs au saucisson, les merguez épicées, savourer les galettes portées cuire sur une planche dans le four lorrain du jardin de l'Eugène Bondivenne et boire à satiété les mousseux du Vernois. Le brouhaha fatigant, la fumée pernicieuse des cigarettes ne gênent en rien le commando des serveuses qui a recruté tous les adultes de la famille, Yvette, Marthe, Angèle, les filles, les gendres, les neveux et nièces qui se comporteront comme des spécialistes.

Le Café Sarrand a clos définitivement ses volets, il manque au quartier et c'est ce que pense le Raymond qui en 1954 avait pris la succession de ses beaux-parents mais qui maintenant coule une retraite heureuse.

André Jeannin
Article paru dans Le Progrès le 23 novembre 1997