Quand la "route de Lons" pouvait vivre en autarcie

La route de LonsLa « route de Lons » il y a quelque 60 ans semblait tourner le dos à Orgelet tant il est vrai que cette grande ligne droite éloignait du bourg pour rejoindre le chef-lieu du département ; aussi il est très rare de la voir figurer sur une carte postale.

Du côté du Nord, un chaînon de la Côte de l'Euthe occulte le paysage. Le petit train qui tanguait sur ses rails payait son péage à l'orée de la ville, par des coups de sifflet stridents... Alors pour que cette artère s'identifie mieux à Orgelet on l'a baptisée récemment rue Cadet-Roussel, un enfant du pays...

Comme la rue du Faubourg, autrefois, celle de Lons pouvait vivre en autarcie... Ses premières maisons côté Vernois étaient des exploitations agricoles, car toutes les constructions, à partir du garage Citroën n'existaient pas.

A la place s'étendaient des champs tous cultivés... La première ferme pouvait passer pour une exploitation agricole d'avant-garde car son étable donnait directement sur les champs et on aurait pu déjà envisager une stabulation libre.

En face, s'étendait aussi une ferme importante, exploitée par une petite femme très active et un homme, grand et sec, monté sur ressorts, qui conduisait au pas de course un troupeau bien fourni où piquait à l'aiguillon Bayard et Bouquet, deux grands boeufs qui flemmardaient aux timons de la voiture chargée d'herbe coupée.

Un peu plus loin, encastrée entre les autres bâtiments, une autre ferme où les propriétaires avaient résolu le partage du travail, elle, solide, soignait les bêtes, lui, plus malingre se spécialisait dans le maquignonnage. Dans cette rue, les artisans étaient aussi très nombreux : d'abord le menuisier-charpentier que l'on ne peut encore évoquer sans entendre chuinter les rabots, gémir les scies qui frisaient les copeaux. Il mâchait sans arrêt un morceau de tabac en carotte et aspergeait parfois la sciure d'une cataracte de salive noire.

A quelques pas, dans un atelier obscurci de poussière, un tourneur robotique torturait à l'ébaucheuse, un morceau de buis qui deviendra un bibi. Quelques années auparavant, cet atelier était un salon de coiffure où officiait un coiffeur, la coqueluche des jeunes non pas parce qu'il avait des dons pour couper les cheveux, mais parce qu'il possédait un des rares postes de TSF du pays et que les sportifs pouvaient écouter chez lui la retransmission d'un match de football ou d'une arrivée du Tour de France.

Sûrement compétent, par contre, voire virtuose le mécanicien qui auscultait les moteurs dans un garage exigu et profond Ocelle de cambouis. Il devait son savoir-faire à sa mobilisation pendant la guerre 1914-18 comme mécaicien à Villacoublay dans un atelier de réparation de moteurs d'avions. Il aimait travailler, solitaire aussi pour ne pas être dérangé, il masquait son visage de mauvaise humeur et ne fréquentait jamais le café de l'Huberte, à côté, où se réunissaient les jeunes le dimanche pour valser au son de la musique rengaine d'un piano mécanique de collection qui finira au marché d'esclaves de la salle des ventes et sera a 34 000 francs.

Au début de la rue, là où le trottoir est large comme l'ourlet d'une robe, s'ouvrait le magasin d'alimentation des Docks Lyonnais, grand comme un mouchoir de poche qui obligeait les gérants à l'accent sanclaudien prononcé, à faire preuve d'astuce pour placer à la vue des clients, sur les étagères, tous les produits de qualité... que ne regardait même pas, un homme sévère, l'huissier du bourg qui logeait tout près, tout en haut d'immenses escaliers en bois en colimaçon et que personne n'aimait voir sonner à sa porte.

André JEANNIN
Article paru dans Le Progrès du 9 janvier 1993